Le corps multiple en réalité virtuelle
Si vous avez déjà expérimenté une œuvre de réalité virtuelle, vous avez probablement éprouvé des sensations venant à la fois du monde « réel » et du monde « virtuel », soit un sentiment d’ubiquité. La cohésion du dispositif et de l’humain devenu corps-capteur engendre à la fois le déploiement réaliste de l’image 360° et la simulation sensorielle de la réalité, d’où le sentiment de présence et l’impression d’être ailleurs. Cette sensation a favorisé une vision utopique selon laquelle nous pourrions transcender les limites physiques du corps grâce à la réalité virtuelle ; mais ce sentiment d’ubiquité est-il vraiment propre à cette technologie ou témoigne-t-il d’un phénomène qui nous habite déjà ? D’après Michel Serres, « le corps humain c’est le génie du virtuel, il est moins réel que virtuel ». Alors, qu’en est-il vraiment ?
L’idée utopique de transcendance par le biais de la réalité virtuelle est inhérente à sa dimension visiocentrique. Le premier casque, dont on attribue la paternité à Ivan Sutherland, a vu le jour dans un contexte occidental où les recherches scientifiques et militaires, inscrites dans une longue tradition historique valorisant le sens de la vue, ont priorisé le développement de systèmes de vision – le microscope et le télescope en sont de bons exemples. On doit aussi considérer l’héritage du dualisme cartésien corps-esprit, toujours influent aujourd’hui, qui a permis d’imaginer une transcendance guidée par une vision désincarnée, la vue étant par extension le miroir de l’âme.
Cependant, les incarnations sensorielles ne peuvent échapper au contexte sociohistorique des participants ni au sensorium si intimement lié à leurs caractéristiques physiques, biologiques, sociales, culturelles et relationnelles. Nos sens, loin d’être de simples senseurs, sont conditionnés par notre bagage culturel. La technologie ne peut donc nous sortir totalement ni du monde dans lequel nous baignons, ni de notre propre être incarné.
La performance de Mark Farid, Seeing I (2020), d’une durée d’une semaine, repose sur cette dynamique socioculturelle. Muni d’un casque de réalité virtuelle, Farid plonge chaque jour dans les images d’un protagoniste différent qui, caméra au front, a filmé son quotidien. L’artiste s’immerge dans leur contenu audiovisuel, mange la même chose et se couche en
même temps que chacun d’eux. Il en vient à se demander s’il pourrait subir un conditionnement tel qu’il finirait par penser comme l’autre et si cela changerait fondamentalement qui il est. La vidéo promotionnelle de l’œuvre se conclut par une question coup de poing digne de la bande-annonce d’un film de science-fiction : « Mark en arrivera-t-il à penser qu’il s’agit de sa propre vie ? » (traduction libre.) En d’autres termes, une vie pourrait-elle s’incarner simplement par des images et des sons immersifs et serait-ce suffisant pour oublier sa vie incarnée, ses propres sensations corporelles ?
Qu’il le veuille ou non, ce que Farid voit et entend, mais surtout ce qu’il interprète et comprend des informations reçues, reste marqué par ses expériences de vie antérieures, sa classe sociale, son genre, ses origines.
La technologie empruntée pour étendre le moi physique ne permet pas à l’être de se soustraire à son propre corps, lequel reste ancré dans le hic et nunc1. Le raisonnement de Farid l’amène à dissocier les fonctions intellectuelles (l’esprit) des fonctions corporelles (le corps) pour embrasser ce qui me semble être, une fois de plus, une vision utopique du dispositif.
Malléabilité du corps
Les outils périphériques et sensoriels de la réalité virtuelle rendent accessible la plasticité du corps et permettent d’en remodeler les limites pour les étendre virtuellement et transformer ses propriétés phénoménales2. Que le corps soit matérialisé ou non dans une œuvre ne modifie en rien la sensation d’incarnation puisque le dispositif visuel interactif fait écho à notre expérience quotidienne du monde où nos délimitations corporelles, quoique toujours présentes, tendent à s’évanouir. Même si la majorité des documentaires 360° ne représentent pas le corps – comme c’est le cas dans la série de films Nomads (2016) du studio Félix & Paul et dans Abitibi 360 (2017) de Serge Bordeleau, pour ne citer que ceux-là –, le spectateur éprouve tout de même la sensation d’être là, du moins visuellement.
Pour Maurice Merleau-Ponty, le corps repousse ses frontières par l’intermédiaire d’instruments, mais cette incarnation n’a lieu que si le spectateur se les approprie jusqu’à se confondre avec eux ; alors, ils ne sont plus séparés mais incorporés dans la gestalt du corps. Pareille expérience phénoménologique de l’incarnation s’illustre dans cet exemple du philosophe où la canne d’un aveugle, servant de prolongement sensoriel, lui permet de toucher les choses. Il en va de même du corps étendu par la réalité virtuelle qui permet l’expérience de nouvelles sensations et parfois d’interférences corporelles. Ainsi, le choix de la position de la caméra lors du tournage d’un film 360° impose la hauteur du point de vue et peut entraîner chez le spectateur de nouvelles perspectives corporelles. Si je me fie à mon expérience dans la réalisation du film immersif 21 Gun Salute (2020), en voyant les images filmées au niveau du sol, plusieurs participants ont éprouvé la sensation d’être enterrés jusqu’au cou ou d’être dépossédés de leur corps. C’est que la façon de percevoir notre corps module l’expérience que nous vivons.
Ces œuvres pourraient servir de tremplin vers de nouvelles perspectives somatiques, y compris celles issues d’autres individus ou d’autres cultures.
Ce phénomène sensoriel se produit également lors d’événements quotidiens non médiés par la technologie. Par exemple, si en attendant le métro on s’imagine qu’il viendra d’un côté et qu’il arrive de l’autre, le corps peut éprouver un vertige au moment de son passage. Pareille sensation étrange peut aussi nous envahir en descendant un escalier roulant stationnaire. L’expérience attendue et l’expérience réelle créent un dédoublement corporel : le corps habitué à emprunter l’escalier en mouvement confronte celui qui descend les marches immobiles. Réunis sous la même enveloppe, le corps « réel » et le corps « virtuel » traversent ensemble une multitude d’expériences somatiques de même nature que celles du monde de la réalité virtuelle où un sentiment de présence apparaît dès la perception de sensations, ou dès que le virtuel devient tangible. On peut en déduire que le virtuel fait partie de la vie incarnée, du monde « réel », et joue sur notre malléabilité corporelle ; il permet au corps de se transformer et d’osciller entre diverses façons de sentir le monde.
Ce remodelage corporel s’observe aussi dans le cas du membre fantôme. Une amputation peut entraîner des douleurs et la sensation persistante de présence du membre absent. Il s’agit d’une expérience de perception qui n’a rien d’imaginaire3. Bien que le phénomène puisse s’apparenter à une hallucination, la perception générée ne suscite pas d’adhésion à l’existence du membre perçu. Pour Merleau-Ponty, l’individu reste sensible au monde d’avant grâce à ce qu’il nomme « l’image corporelle4 ». L’image que l’on se fait de notre corps n’est donc pas une entité stable, bien qu’elle permette de mieux en saisir les frontières. L’amputé se retrouve avec deux corps dont la friction engendre des sensations fantômes. Le corps cache d’autres corps qui parfois rejaillissent comme dans une expérience de réalité virtuelle. Depuis un moment d’ailleurs, la recherche médicale explore cette technologie dans l’espoir de réussir à maîtriser les douleurs fantômes des amputés.
Que les sensations du corps proviennent du monde réel ou de l’univers virtuel, elles ne sont pas imaginaires, elles sont bel et bien perçues. Dans le cas des œuvres immersives en réalité virtuelle, notre malléabilité corporelle est médiée par la technologie, et l’expérience est révélatrice des multiples corps qui nous habitent. Ces œuvres pourraient servir de tremplin vers de nouvelles perspectives somatiques, y compris celles issues d’autres individus ou d’autres cultures. C’est d’ailleurs un des paris pris par le collectif BeAnotherLab dans The Machine to be Another (2012-), où deux participants ont l’impression d’échanger virtuellement leurs corps, chacun voyant dans son casque de réalité virtuelle le point de vue de l’autre en temps réel. Alors, en écho à la citation de Serres, serions-nous prêts à parler de notre réalité corporelle comme d’une réalité virtuelle ?
(1) Melanie Chan (2014). Virtual Reality: Representations in Contemporary Media. Bloomsbury Academic.
(2) Anne Balsamo, citée dans Murray D. Craig et Judith Sixsmith (1999).
« The Corporeal Body in Virtual Reality », Ethos, Body, Self and Technology, 27(3), p. 315-343.
(3) Annabelle Dufourcq (2015). « Esquisse d’une phénoménologie des fantômes. Vers une nouvelle conception du réel à partir de l’analyse Merleau-Pontyenne du membre fantôme », Ostium : Open-access journal for humanities, L’invisible et le visible, 11(2), p. 58-76.
(4) Maurice Merleau-Ponty (1945). Phénoménologie de la perception, Coll. Bibliothèque des idées. Paris : Gallimard, p. 115.