« Les décalages entre le perçu et le réel objectif sont à la base même de l’imaginaire (1). »

Jean Petitot a écrit : « Il existe deux dimensions complètement différentes des sciences naturelles, l’aspect empirique-descriptif et l’aspect théorique-mathématique2. » Or, c’est dans l’entre-deux que se situe l’œuvre de Laurent Lamarche, artiste multidisciplinaire dont la fascination pour les technosciences, les êtres vivants et les mécanismes physico-chimiques ne tarit pas. Depuis de nombreuses années, il s’adonne à une interprétation artistique de la biologie moléculaire et des diverses formes de sciences de la nature, cogitations appariées à un intérêt senti pour les phénomènes optiques et le contrôle arbitraire du vivant. Aussi, il ne cesse de peaufiner ses recherches et ses expériences, tant formelles que conceptuelles, à propos des relations entre le naturel, la technique et l’art. Ce faisant, il renoue avec des schèmes artistiques traditionnels, parmi lesquels figurent les rapports conventionnels entre le scientifique et l’artistique, de même que l’union entre les (beaux-)arts et la technè. Si ce rapprochement peut surprendre en raison de l’apparence novatrice de ses créations souvent associées au bio-art, cette perspective invite à considérer brièvement quelques principes métalinguistiques qui traversent sa production.

Procreas (2009)
Impression numérique montée sous Plexiglas
108 x 108 cm
Courtoisie de l’artiste

Rhétorique scientifique

Revisiter les couplages art-nature, art-science et art-technique nous convie à revenir sur la fourmillante période que fut la Renaissance européenne (XIVe-XVIe siècles), ère si foisonnante qu’il nous est impossible de la synthétiser dans le cadre trop étroit de ce texte. Rappelons toutefois qu’à cette époque, « les sciences du particulier, du visible, du représentable ou de l’imaginable font les meilleurs progrès : anatomie, zoologie, botanique, géographie ; on fait des dissections, des collections, des herbiers […] ; on fonde des jardins botaniques, entreprend des voyages naturalistes3 ». Dans ce contexte, il n’est donc pas étonnant de noter que les arts sont alors dominés par l’expérience et le savoir concret, par la mathématisation de la nature, par la théorie aristotélicienne de la structure logique des sciences naturelles et par l’idée de la Nature englobant l’humain.

Cette quête de connaissances alimenta l’attrait des savants et des amateurs enthousiastes pour toutes sortes d’organismes et hexapodes rares, spécimens qui meublaient souvent leurs cabinets de curiosité. Ces « studios », au sein desquels étaient collectés les différents échantillons, servaient à exhausser les collectionneurs mais aussi à témoigner de leur appétence pour l’enrichissement du savoir. Parmi ces fureteurs, on dénombre plusieurs artistes4, entre autres le portraitiste américain Charles Willson Peale (1741-1827), qui édifia un musée des sciences naturelles5 à partir de sa collection privée de minéraux, de végétaux et d’animaux empaillés pour promouvoir l’étude du droit naturel.

L’histoire des illustrations scientifiques fait également état d’une influence réciproque entre les naturalistes et les artistes. Pensons par exemple à Charles Darwin (1809-1882), qui travailla avec le photographe Oscar Gustave Rejlander (1813-1875), ou le biologiste allemand Ernst Haeckel (1834-1919), qui influença le peintre Paul Klee (1879-1940). Quoique indépendant et autodidacte, Lamarche s’inspire de cette corrélation entre l’art et le naturalisme6, non pas pour matérialiser la connaissance théorique et rationnelle de partenaires scientifiques, mais pour s’en jouer. En témoignent les œuvres Macro (2009) ou Vaporix Protozoa (2010-2014), où l’artiste mime un échantillonnage factice « d’insectes androïdes », archétypes créés de toutes pièces et dotés d’une allure surnaturelle destinée à générer de la fiction.

La science chez Lamarche est avant tout une source inépuisable de formes et de références qui concourt à nourrir son microcosme inventif.

Technique : entre scientificité et imagination ou vice versa

Plonger dans l’univers plastique de Laurent Lamarche, c’est constater un fait indéniable : si la réalité objective est bel et bien le nœud des sciences, il demeure que « nous y accédons par nos sens à travers ce qu’on appelait traditionnellement l’imagination7 ». C’est pourquoi il s’évertue à formaliser – plus exactement à « artialiser » – le langage scientifique, veillant par ricochet à délimiter ce qui relève de la science, c’est-à-dire le savoir qui tente de comprendre et d’expliquer rigoureusement les choses de la réalité, de la technique qui, elle, consiste à utiliser le connu pour transformer le réel.

Pour mémoire, la signification du vocable « technique » du point de vue de l’histoire de l’art est double. La première, proche de sa racine épistémologique, est inspirée du grec technè, qui indexait l’action à l’érudition. Le terme était alors entendu au sens de pures connaissances, lesquelles avaient préséance sur les applications. Depuis l’Antiquité et particulièrement durant la Renaissance, cette prérogative fut déterminante pour la pratique des arts dominés par le travail intellectuel et dédiés à des fins idéales. À l’opposé, et jusqu’au XVIIe siècle, le mot « technique » fut aussi associé à une habileté purement mécanique qui ne nécessitait pas que l’esprit s’en mêle.

Bien que résumé à grands traits, ce retour terminologique met en exergue une particularité du travail de Lamarche, qui conjugue savoir et savoir-faire. Sa pratique artistique se rapproche davantage du designo8, qui signifiait originalement « dessein » ou projet élaboré dans l’esprit et l’imagination, mais aussi de l’artifex, soit « l’Homme incarnant une idée, fabriquant un être que ne fournit pas la nature9 ».

Vapoxis Protozoa (2010-2014) I
mpression numérique sur papier archive
90 x 60 cm
Courtoisie de l’artiste

Une étrange familiarité

La science chez Lamarche est avant tout une source inépuisable de formes et de références qui concourt à nourrir son microcosme inventif. Bien que l’expérimentation du réel contribue à approfondir ses acquis à propos des éléments et des phénomènes naturels ou biologiques, elle lui sert essentiellement de tremplin à l’élaboration de morphologies artificiellement naturalistes. S’il s’inspire des méthodes et des manipulations scientifiques, il ne les emprunte pas ; il simule plutôt leur iconographie. Il est vrai que la syntaxe visuelle « moléculaire » des motifs de l’artiste renvoie iconiquement à des spécimens semblables à ceux vus grâce aux instruments de laboratoire, sans pour autant en être des analogons. Les images de Lamarche évoquent certes des avatars de nano-organismes, mais il s’agit de représentations utopiques, de prototypes qui ont leur propre « vérité ». À preuve, Procreas (2009) et Translucida Organide (2009) montrent à voir des substances fictives s’avérant tout droit sorties d’un récit fantasmagorique. Toutes ces distinctions ont pour effet
de nous éloigner de nos certitudes, du vérisme dans lequel nous sommes enclins à nous réfugier, distanciation qui s’offre comme une occasion à saisir pour mieux nous laisser entrer dans un écosystème peuplé de parangons chimériques. En opérant cette envoûtante osmose entre
la matérialité et le concept, entre la technologie, la science et le biologique, Laurent Lamarche donne naissance à une fiction de science, un lieu de découvertes dans lequel il nous tarde continûment de basculer.

(1) Nycole Paquin, « Percevons-nous vraiment des signes ? », Visio, vol. 1, no 3, automne 1996-hiver 1997, p. 82.

(2) Jean Petitot, « Vers une physique de l’esprit : les sciences humaines comme sciences de la nature », Visio, vol. 2, no 2, été 1997, p. 36.

(3) Robert Klein, « Les humanistes et la science », Bibliothèque d’Humanisme et Renaissance, Tome 23, no 1, 1961, p. 15.

(4) L’esthétique inspirée des sciences naturelles et du biologique n’est point nouvelle. Elle prend racine dès l’Antiquité, alors que les Grecs cherchaient à interconnecter les géométries de la physionomie humaine à d’autres formes naturelles. Voir Ali K. Yetisen et al., « Bioarts », Trends in Biotechnology, vol. 33, no 12, décembre 2015, p. 724-734.

(5) Le Peale Museum (aujourd’hui le Philadelphia Museum) ouvrit ses portes au public en 1786.

(6) Attesté en 1527 en français, le terme « naturaliste » signifie « celui qui étudie l’histoire naturelle ». Voir Yves Chevrel, Encyclopædia Universalis, https://www.universalis.fr/encyclopedie/naturalisme/1-le-mot/, consulté le 20 août 2020.

(7) Henri Atlan, « Rationalité scientifique et rationalité du mythe », Philosophiques, vol. 22, no 2, automne 1995, p. 266.

(8) « Le designo était cependant inséparable d’une forme de rapport à la nature. » Voir Nicole Dubreuil, « Dessein, dessin, design… Les tribulations d’Idea en régime de haut modernisme américain », RACAR, vol. 37, no 2, 2012, p. 64.

(9) Massiva N. Zafio, « L’adjectif “technique” : au-delà de la polysémie, l’histoire de l’évolution d’une attitude », TTR, vol. 9, no 2, 2e semestre 1996, p. 201.