Théorisé par Paul Radin en 1956, le personnage du trickster est issu de la tribu des Winnebagos et se dit Wakdjunkaga, signifiant « celui qui joue des tours »1. Il se définit par son caractère insaisissable et imprévisible lui permettant d’échapper à toute réduction identitaire. Le trickster prend des formes diverses : il passe de la forme humaine à animale (notamment le coyote) ou du masculin au féminin. Cependant, ce caractère insaisissable rend complexe une définition claire : chaque qualité ou chaque défaut qui lui est attribué semble faire appel à son opposé2.

Cette figure mythique apparaît dans les productions artistiques comme un acte de survie et de résilience des peuples autochtones, dont l’usage se fait emblématique chez Kent Monkman. Cet artiste cri a développé un avatar, Miss Chief Eagle Testickle, qu’il met en scène dans ses œuvres pour critiquer la construction idéologique du Vanishing Indian3. Ainsi, Monkman déconstruit la pensée coloniale dominante en réutilisant ses outils idéologiques. Il parodie notamment les dioramas, outils d’exposition en vogue en Amérique au XIXe siècle pour ses figurations idéalisées des Premières Nations et du caractère sauvage de la nature américaine (ou wilderness)4.

Récemment, Miss Chief a été le personnage principal de l’exposition Honte et préjugés, une histoire de résilience présentée au Musée McCord en 2019. En revisitant les cent cinquante ans de l’histoire canadienne, Monkman s’est approprié des œuvres emblématiques de la peinture d’histoire afin de réinscrire les Premières Nations au centre du récit duquel elles ont été effacées. Son objectif était d’amorcer un dialogue sur « l’impact des cultures coloniales européennes sur les peuples autochtones et sur la résilience des autochtones au génocide5 ». En mettant en scène Miss Chief dans le patrimoine culturel canadien, l’artiste invoque l’esprit imparfait et malicieux du trickster, « débusquant les vérités qui se cachent derrière les fausses histoires et les expériences cruelles6 », en voyageant dans le temps et en perturbant les rôles du genre.

Kent MonkmanThe Daddies (2016)
Acrylique sur toile, 152,4 x 285,75 cm
Courtoisie de l’artiste

Dans l’œuvre The Daddies (2016), Monkman met l’emphase sur les relations ambiguës qu’entretient Miss Chief avec les colonisateurs. Cette peinture la situe au centre de la rencontre constituant la fondation de la Confédération des provinces en 1864 d’après l’œuvre détruite de Robert Harris, Meeting of the Deleguates of British North America conçue en 1884. En exacerbant la visibilité de Miss Chief, Monkman marque l’absence des autochtones de l’œuvre originale et plus généralement, dans l’histoire politique canadienne. Sa présence est cependant floue, et comme le mentionne l’artiste, il est difficile d’établir si elle participe réellement aux discussions ou si elle est une artiste engagée pour l’occasion afin de divertir les autres protagonistes de la scène7.

En considérant l’artiste franco-québécois d’origine marocaine 2Fik, il est possible de constater des ramifications du mythe du trickster. Sa démarche s’appuie sur la démultiplication de son image : 2Fik incarne tous les protagonistes de son œuvre. Ils possèdent chacun leur histoire, leur personnalité et leur psychologie. Ils personnifient ainsi des « alter egos fantasmés de lui-même – hommes, femmes, Arabes, Français, Québécois, musulmans, catholiques ou athées8 ».

Le renversement du héros

L’artiste articule une partie de sa production en apposant une perspective parodique et satirique à la représentation de l’Orient vu par l’Occident. Il amène ainsi un regard d’immigré sur des représentations iconiques du patrimoine culturel canadien et québécois. Si, tout comme Monkman, 2Fik se réapproprie l’histoire et certaines mythologies, parvient-il à proposer de nouvelles narrativités qui relèveraient de l’esprit du trickster ?

Influencé par son expérience de l’immigration au Québec en 2003, 2Fik aborde au sein de ses œuvres l’identité culturelle, sociale ou encore sexuelle. Il favorise un discours sur la diversité, l’inclusion, la différence et l’universalité en portant un regard critique sur les archétypes structurant les mentalités et les représentations. Dès lors, il nous confronte à nos propres questionnements identitaires à l’échelle individuelle et collective. En partant de son point de vue, teinté par l’immigration, sur l’identité canadienne et québécoise marquée par les débats sur la laïcité ayant éclos au Québec depuis 2007, l’œuvre de 2Fik représente une tentative de définition de ce qu’est le Québec et par là même ce qu’est être Québécois dans un contexte multiculturaliste : qu’est-ce qu’être un immigrant issu de la diversité au Québec ? Qu’est-ce que cela implique comme questionnements identitaires pour la personne qui migre et pour le pays qui l’accueille ?

2Fik favorise un discours sur la diversité, l’inclusion, la différence et l’universalité en portant un regard critique sur les archétypes structurant les mentalités et les représentations.

À la manière de Monkman qui recrée une peinture iconique de l’histoire de l’art canadien, la photographie de 2Fik La mort du malhonnête Abdel (2017) parodie l’œuvre de Benjamin West, La mort du général Wolfe réalisée en 1770. S’inspirant de l’iconographie de la Déploration du Christ, interprétation chrétienne de la figure mythologique du sacrifice, West appuie l’héroïsation du général anglais tué lors de la bataille de Québec en 1759. Cette peinture est emblématique de la construction de l’histoire canadienne coloniale, en particulier en regard de la présence fictive du guerrier autochtone aux pieds du général.

La photographie de 2Fik a été réalisée devant public du 24 au 25 février 2017 dans le cadre de la fermeture du magasin Honest Ed’s de Toronto. Ce lieu réputé de la communauté migrante a fermé ses portes après soixante-dix ans d’activité, laissant la population en deuil. En abordant le trépas d’Abdel, c’est aussi la mort du lieu que l’artiste inclut dans sa représentation. Personnage récurrent dans l’œuvre de l’artiste, Abdel incarne souvent le machisme et le patriarcat. Son assassinat favorise ici la libération de sa femme, Fatima, qui fixe le bonnet rose utilisé comme symbole dans la Marche des femmes de 2017. Pour Mona Filip, commissaire de l’exposition 2Fik: His and Other Stories (2017, Koffler Gallery, Toronto), en recentrant le regard sur Fatima, l’artiste restaure un point de vue stratégique sur l’autochtone dans l’œuvre originale, évoquant plus largement l’émancipation. Selon Filip, l’artiste utilise les peintures d’histoire comme moyen de « compliquer les récits nationalistes et de se réapproprier le passé et le présent au nom des opprimés9 ». Le personnage héroïque sacrifié, dans la peinture de West, est ici un malhonnête tué : 2Fik bascule le registre de la mort et le sacrifice devient un meurtre visant la libération.

Par leur caractère insaisissable, imprévisible et en échappant à toute réduction identitaire, il est à considérer que les approches de Monkman et de 2Fik affirment chacune une perspective artistique sur l’identité canadienne : ces deux artistes utilisent et détournent les mythologies en portant un regard parodique et satirique sur l’écriture de l’histoire et la construction idéologique de l’altérité. Plus encore, leurs avatars brouillent les frontières du genre : Monkman célèbre les sexualités plurielles présentes dans l’Amérique du Nord autochtone préeuropéenne, tandis que 2Fik confronte à la fois l’Occident et l’Orient à leurs préjugés, en particulier en regard du féminisme et de l’homosexualité. Les deux approches diffèrent dans la capacité de Miss Chief à voyager dans le temps, point fondamental de la réappropriation de l’histoire pour Monkman. À l’inverse, 2Fik place ses représentations dans le présent en réactualisant le passé.

De ces deux perspectives originales peuvent être constatées des similitudes permettant d’associer la pratique de 2Fik à l’esprit du trickster. Considérant que cette notion est fortement liée à la culture autochtone d’Amérique du Nord, pour permettre d’inclure le point de vue que propose 2Fik, il semble nécessaire de déterminer un terme et d’élargir la notion de trickster : mais le propre du trickster étant d’être un décepteur insaisissable, n’est-il pas plus intéressant de le laisser échapper des catégories en ne le nommant pas? 

(1) Jean-Philippe Uzel (2009), « Les Objets trickster dans l’art contemporain autochtone au Canada », dans Histoire de l’art et anthropologie [Actes de colloque], Paris, coédition INHA/Musée du quai Branly. [En ligne].

 

(2) Ibid. p. 3.

 

(3) « Cette croyance alors largement répandue selon laquelle les peuples autochtones d’Amérique (Indiens des plaines, Inuits, Indiens du Pérou) étaient en voie d’extinction rapide et qu’il était urgent de fixer les traces de leur passé glorieux situé avant le premier contact avec les Européens. » Jean-Philippe Uzel (2015), « Bête Noire de Kent Monkman, la revanche par le diorama / Bête Noire by Kent Monkman. Revenge by Diorama », ESPACE art actuel, n° 109, p. 33.

 

(4) Ibid.

 

(5) Gisèle Gordon et Kent Monkman (2017), Mémoires de Miss Chief, Musée McCord. [En ligne], p. 29.

 

(6) Ibid., p. 28.

 

(7) Robert Everett-Green (2017), « Kent Monkman: A trickster with a cause crashes Canada’s 150th birthday party », Globe and Mail. [En ligne].

 

(8) FTA (2016), 2Fik court la chasse-galerie. [En ligne].

 

(9) Mona Filip (2017), 2Fik: His and Other Stories, Koffler Gallery. [En ligne].