Le mythe au service de l’art postmoderne : de l’esthétique queer à l’extrême droite
Les fondements des sociétés traditionnelles du passé – autant païennes que religieuses – reposaient en grande partie sur les mythes, une forme de récit irrationnel et non linéaire, dit porteur de révélation congénitale. Comme il sera démontré dans cet article qui met en dialogue l’enfant terrible de la scène culturelle canadienne, Attila Richard Lukacs, et le dandy de l’ultra-conservatisme russe, Alexei Beliaev-Guintovt, à l’époque postmoderne, la richesse symbolique du mythe est mobilisée autant par les artistes queer que ceux de l’extrême droite résurgente. L’un le fait pour donner à voir une réflexion sur un monde désacralisé; l’autre, pour promouvoir un projet mythopoïétique réactionnaire.
Attila Richard Lukacs, diplômé de l’Institut d’art et de design Emily Carr à Vancouver, doit sa renommée aux tableaux monumentaux mettant en scène le phénomène skinhead, un mouvement de jeunesse contre culturelle, dont une faction importante s’est radicalisée au cours des années 1970 vers les idées néonazies. Sur les toiles de Lukacs, ils s’identifient par leurs attributs vestimentaires et artifices stylistiques – bottes de combat, crânes rasés, tatouages. Mais ce qui heurte le spectateur, c’est la nudité flagrante, les poses évocatrices et les gestes explicites de ces hommes aux corps musclés et aux regards agressifs.
À l’encontre des principes de l’extrême droite, les « skins » de Lukacs – lui-même ouvertement gay – sont transformés en objets du désir homosexuel de l’artiste; les expressions de camaraderie et de virilité que promeut ce mouvement miroite, chez Lukacs, les pratiques de séduction et d’accouplement. D’une part, la fétichisation des skinheads va à l’encontre de l’idéologie rigide qui est le néonazisme; de l’autre, si l’artiste lui-même est attiré vers ce sujet « par fascination érotique », la sexualisation et l’esthétisation de ce mouvement radical pourraient également en augmenter l’attrait populaire. En d’autres mots – ceux du fameux théoricien du postmodernisme Charles Jencks (1977) – cet « ensemble difficile » d’une « beauté dissonante » rejette « l’harmonie voulue par la renaissance et l’intégration voulue par la modernité » au profit du « pluralisme culturel et politique ».
La complexité de son œuvre vient également de la manière dont l’artiste récupère les canons académiques de l’art, un système de classement qui réserve une place privilégiée à la peinture de l’histoire et aux sujets religieux et mythologiques. D’une part, il assimile le langage plastique de Rembrandt, Caravage et Jacques-Louis David : grand format, compositions à plusieurs personnages, style de représentation figuratif, effets d’éclairage théâtraux. De l’autre, il néglige le dessin préparatoire, les modèles vivants, et travaille la surface de ses toiles avec des outils mondains qui captent la crudité de son geste. Toutes ces stratégies ont cependant une chose en commun : elles font appel au caractère anamnestique de la postmodernité.
Dans un de ses tableaux les plus ambitieux – Wild Kingdom (1993-1994) – l’artiste joue avec les conventions du genre et le transfigure. Il met en scène le dieu suprême de l’Olympe qui enlève Ganymède et s’apprête au Rapt de l’Europe lorsqu’un groupe d’hommes aux têtes d’âne et aux sexes exhibés vêtus en « skins » viennent le rejoindre. La richesse de significations que cette juxtaposition d’images produit laisse à supposer que l’œuvre de Lukacs n’est pas qu’une transposition en peinture de fantasmes sexuels privés de l’artiste, mais également un commentaire sur la tentation totalitaire, la « fascination du fascisme », dont parle une autre théoricienne importante du postmodernisme, Susan Sontag (1974).
Aux références mythologiques païennes s’ajoutent également des éléments iconographiques et formels associés à la religion chrétienne. Ainsi, le format du triptyque Wild Kingdom remonte aux retables et à la peinture religieuse occidentale des XIIe et XIIIe siècles; la dorure à la feuille dans 1-800-MIKE (1989) – aux icônes byzantines et médiévales, où elle incarne la lumière divine. Le fond doré illumine deux figures masculines nues, toujours aux crânes rasés, et présente une réinterprétation du Nouveau Testament – une image de paradis sans femmes. Le Premier Homme qui s’apprête à grimper l’escalier pour arracher le fruit défendu est accompagné par le saint patron de la chevalerie chrétienne, saint Georges, qui écrase un serpent, et l’archange Michael qui afflige en colère les représentants des religions mondiales. Ces scènes de violence ne sont pourtant pas sans ironie : Adam porte en tatouage l’image d’un singe, allusion possible à la théorie darwinienne sur l’origine de l’humanité, et le volet droit fournit un numéro direct sans frais pour rejoindre le guerrier céleste.
Chez Lukacs autant que chez Guintovt, la richesse symbolique du mythe contribue
à l’esthétisation du politique, tandis que toute tentative de politiser l’esthétique
prouve la futilité de l’exercice.
Si l’œuvre de Lukacs est autant symptomatique que génératrice du discours postmoderne qui se répand dans les milieux artistiques et intellectuels depuis les années 1970, celle de l’artiste contemporain russe Alexei Beliaev-Guintovt constituerait un effort concentré de s’y distancer, voire même de s’y opposer. Architecte de formation et titulaire du prix Kandinsky en art contemporain, Guintovt a la charge de la conception visuelle du mouvement néo-eurasiste d’Alexandre Douguine. Marqué par un discours anti-occidentaliste, le néo-eurasisme russe cherche à réhabiliter la notion d’empire continental archéo-futuriste – une entité géopolitique et culturelle qui, à la fois, s’inspire des formes historiques d’organisation du pouvoir de la région (tels la monarchie et le socialisme) et exalte le progrès technologique. Guintovt offre une vision de ce programme à la fois nostalgique et messianique, d’un nouveau récit collectif conçu par le mouvement néo-eurasiste pour remédier à la crise identitaire qui a frappé le peuple russe à la suite de la chute de l’URSS.
La forme que prennent le plus souvent ses efforts est celle de l’utopie architecturale – une image de l’espace bâti imaginaire, impossible. De Novonovosibirsk (2001) au Parade de Victoire 2937 (2010) et 55° 45’ 20.83’’ N, 37° 37’ 03.48’’ E (2012), Guintovt projette la capitale idéale de l’Eurasie. Il complète les monuments historiques de Moscou – la place Rouge, le Kremlin, la cathédrale Saint-Basile-le-Bienheureux – avec les vestiges des civilisations gréco-romaines et orientales, ainsi que les projets de l’avant-garde soviétique qui n’ont jamais été réalisés, tels que le Palais des Soviets de Boris Iofan ou Narkomtiazhprom des frères Vesnine. Les vaisseaux en forme d’étoile qui traversent le ciel de cette métropole donnent à voir la prouesse technologique de la civilisation eurasienne telle qu’imaginée par Guintovt et ses pairs, tandis que les armes en forme d’épillet portées par les surnuméraires de la Parade affirment ses fondements agraires.
Comme toutes les utopies totalitaires, la Moscou de Guintovt est le produit d’un dessein bien réfléchi : il crée d’abord plusieurs modèles numériques tridimensionnels de la ville, pour ensuite en tirer des cadres à transférer sur la toile, qu’il fait d’ailleurs en estompant la paume de sa main trempée de peinture typographique. Guintovt, lui aussi, fait appel à la dorure; dans son cas, pour sacraliser un projet politique néo-eurasien, le légitimer par le biais des références aux valeurs russes-orthodoxes.
Cette capitale fantasmagorique est habitée par un peuple radicalement nouveau, un peuple hétérogène, uni par le cadre architectural partagé et la performance synchronisée des rites collectifs. Les visages caucasiens s’y mêlent de visages asiatiques, les êtres humains marchent aux côtés des créatures hybrides aux têtes d’aigle. Si les zoomorphes de Wild Kingdom représentent un commentaire ironique sur la mentalité de troupeau habituellement attribuée aux mouvements politiques d’extrême droite, chez Guintovt, ces êtres surnaturels, surhumains, sont créés à l’image des divinités antiques.
Pour terminer, malgré leurs différences, ce qui rapproche les deux artistes traités dans cet article est la « complexité éclectique » de leur pratique respective d’appropriation du mythe qui – dans les mots de Simon Susen (2015) – augmente « la valeur épistémique des manières non rationnelles de rencontrer la réalité, d’interagir avec elle et de lui donner un sens ». Chez Lukacs autant que chez Guintovt, la richesse symbolique du mythe contribue à l’esthétisation du politique, tandis que toute tentative de politiser l’esthétique prouve la futilité de l’exercice. Comme le constate notre dandy du néo-eurasisme (2019) : « Dans le monde contemporain, la propagation de tout discours non postmoderne est vouée à l’échec. Inévitablement, il se trouvera dans un élément qui le videra de sa substance initiale et l’intégrera dans son propre système gnoséologique. » Pour le meilleur ou pour le pire, cet article y a sans doute sa part de responsabilité.