Les récits vampires dans les performances de Guillaume B.B.
« Celui qui appartient organiquement à une civilisation ne saurait identifier la nature du mal qui la mine. Son diagnostic ne compte guère; le jugement qu’il porte sur elle le concerne; il la ménage par égoïsme. Plus dégagé, plus libre, le nouveau venu l’examine sans calcul et en saisit mieux les défaillances. Si elle se perd, il acceptera au besoin de se perdre aussi, de constater sur elle et sur soi les effets du fatum. Des remèdes, il n’en possède ni n’en propose. Comme il sait qu’on ne soigne pas le destin, il ne s’érige en guérisseur auprès de personne. Sa seule ambition : être à la hauteur de l’Incurable. » (Emil Cioran, 19561)
Reflet de l’expérimentation interdisciplinaire en arts, Guillaume B.B. a présenté plus d’une dizaine de performances ambitieuses à travers le Québec, réunissant au passage des collaboratrices et des collaborateurs de tous les horizons de pratique. En convoquant les codes inhérents aux récits gothiques, notamment ceux vampiriques, elle élabore un cadre méthodologique dans lequel la performance se trouve amplifiée par les œuvres qui la précèdent, empruntant au passage leur charge émotionnelle.
Depuis 2016, elle participe au collectif des auto-workshops qui se réunit sporadiquement sur des terrains vagues pour réfléchir en groupe au développement de la performance. Guillaume B.B. élabore des œuvres collaboratives, indisciplinaires, où la textualité, la théâtralité, l’ironie et l’affect produisent des micro-expériences cathartiques. Au regard des performances récentes de l’artiste émergente, quel lexique peut-on dégager de ses actions foisonnantes ?
Déjà, on peut reconnaître la récurrence d’appels à l’esthétique et à l’imaginaire des vampires. Un univers informé par autant d’œuvres littéraires, cinématographiques et télévisuelles. Ici, on retrouve les longs ongles du Nosferatu (1922) de Friedrich Wilhelm Murnau, les collerettes plissées comme celle que porte la mariée vampirique du Dracula (1992) de Francis Ford Coppola, les envolées mélancoliques de Lèvres de sang (1975) de Jean Rollin ou l’esprit cold wave de The Hunger (1983) de Tony Scott. Une des caractéristiques récurrentes dans nombre d’œuvres fondées sur le mythe du vampire est l’éclatement des identités genrées. Les vampires questionnent les stéréotypes de genres en subvertissant les normes et les attentes liées à l’expression des identités masculines, féminines, queer, non binaires. On notera par ailleurs que la sexualisation des vampires est essentiellement articulée autour de la morsure. Oralité, faim, parole hypnotique concourent à resituer les lieux d’action de la sexualité dans un organe bien visible, la bouche, devenue simultanément féroce et obscène par l’addition de canines proéminentes. « Un bruit ressemblant à celui d’une douche entrouvre ton corps / aucune marque identifiable2. » Fluidité de genres donc, la figure du vampire devient un objet de projection pour explorer l’androgynéité, les trans-identités, le drag.
Si l’attitude gothique de ces espaces narratifs encourage la diversité de genres ou de sexualités, elle est simultanément le reflet négatif d’une culture dominante où la discrimination et la peur régissent les destins. Double altérité, le vampire est à la fois l’autre et le nouveau venu. Revenir à la vie signifie alors reprendre contact avec la société – souvent par nécessité – et ainsi devoir y naviguer selon les paramètres de sa nouvelle identité. Contextuellement, cette négociation entre une vie publique discrète et une vie privée émancipée s’est cristallisée au cours du XXe siècle par une succession d’histoires se déroulant dans des maisons abandonnées. L’architecture grotesque des manoirs victoriens a longtemps servi de décors pour les tribulations vampiriques. Après le krach boursier de 1929, amplifié par la littérature, le cinéma de genre, l’art et la caricature, ce style architectural dépassé a été largement associé à l’exubérance et à la corruption de la bourgeoisie américaine. Fantômes, vampires et sorcières vivaient alors dans ce que l’on pourrait appeler les anciens repères du système économique. C’est à se demander quelles formes prendront les ruines de notre système capitaliste. De quels monstres seront-elles peuplées?
Double altérité, le vampire est à la fois
l’autre et le nouveau venu.
Une lecture du monde comme un avertissement
À travers les actions de Guillaume B.B., des objets apparaissent de façon récurrente : des tubes de plastique parcourent le sol tel un réseau sanguin, des chandelles brûlent à proximité du corps, un pieu en métal se transforme en instrument de percussion électronique. Cette accumulation de références codifiées est particulièrement saillante dans la performance Sold out liquidation / C’est la grande liquidation / What I Am Signing Just Before Burying Myself Alive3 présentée dans le cadre du Festival d’art performatif de Trois- Rivières, ou Là / dans la convergence / des erreurs commises pour l’avenir4 et The Only Way To Know For Sure Is To Test Your Blood Sugar5, toutes deux présentées respectivement à la Fonderie Darling lors du OFFTA et à l’exposition Vapeurs. Pour emprunter l’expression de Jean-Marc Poinsot, les récits autorisés6 de l’artiste, tout comme les titres que Guillaume B.B. donne à ses œuvres, portent cette énergie baroque qui résiste à la synthèse d’une lecture au premier degré. Nous remarquerons déjà l’attention portée à la dénomination de ses performances, souvent construites comme des incantations. Mis en action, les textes récités ou chantés par B.B., et par les performeuses et les performeurs qui l’accompagnent, sous-tendent une lecture du monde comme un avertissement : « Refusons de jouer au jeu prévu pour nous apaiser / […] / Nous, alitées / par l’impossibilité de respirer / tentons de conserver ce qui / reste de communauté en circulation7. » Au-delà des signes, ce fil d’Ariane semble révéler une vérité profonde; en incarnant un queerness radical par la présence et le langage, Guillaume B.B. laisse poindre un désir de resituer l’attention. Après tout, les récits de vampires ont souvent donné lieu à une lecture du monde depuis ses marges.
Entre nous, le collectif
Le vampire est un monstre, et le monstre tire bien son étymologie du latin monstrare qui signifie « montrer », « indiquer », mais aussi de monstrum qui veut dire « avertir »8. Les récits de monstres ont eu cette fonction à travers l’histoire, celle de décoder les enjeux sociaux, d’externaliser l’angoisse de l’existence. Notre époque, régie par ce que l’on appelle le capitalisme tardif ou post-capitalisme, n’est pas étrangère aux errances de l’âme, à la solitude et à la mélancolie. Ces questionnements se propagent dans les stratégies de création employées par Guillaume B.B., où l’entretien et la mise en scène des liens d’amitié semblent être des positions particulièrement politiques. En ce sens, les collaborations répétées avec l’artiste Alegría Lemay-Gobeil témoignent de leur motivation commune à expérimenter la pratique artistique non seulement par l’agentivité du médium de la performance, mais aussi par l’affranchissement; ultime promesse des approches collectives.
Si la performance ne saurait s’exprimer comme un remède, là n’est pas la question, Guillaume B.B., ses collaboratrices et ses collaborateurs font usage des mythes du vampire pour glisser un doigt dans les blessures sociales. Au passage, traversées par un cri ou la modulation électronique des voix, leurs performances nous rappellent l’importance de la communauté dont on s’entoure pour faire face à l’hostilité du monde.
(1) Cioran, E. (1956), « Sur une civilisation essoufflée », dans La tentation d’exister (p. 27), Paris, Gallimard.
(2) B.B., G. (2019), The Only Way to Know for Sure is to Test your Blood Sugar [extrait de la performance].
(3) Performance réalisée en collaboration avec Sarah Chouinard-Poirier, Alegría Lemay-Gobeil, Melwan Bonillo, Rose de la Riva et Myro.
(4) Performance réalisée en collaboration avec Camille Blais, Alegría Lemay-Gobeil, Michaëlle Morasse, Ariane Gagné, Sascha Cowan, Alex Pouliot, Melwan Bonillo et Frédérique Chassé.
(5) Performance réalisée en collaboration avec Jordan Torres-Bussière, Alegría Lemay-Gobeil et Alex Pouliot.
(6) Poinsot, J.-M. (2008), Quand l’œuvre a lieu. L’art exposé et ses récits autorisés, Dijon, Les Presses du Réel.
(7) B.B., G. (2019), The Only Way to Know for Sure is to Test your Blood Sugar [extrait de la performance].
(8) Lecouteux, C. (1999), Les monstres dans la pensée médiévale européenne, Paris, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, p. 8.