Créer des savoirs indisciplinés pour l’univerCité
Dans un petit ouvrage jaune paru en 2016 aux éditions Nota bene, j’écrivais : « Laissons faire la définition de l’indiscipline, car il ne s’agit pas de la définir. L’INDISCIPLINE M’INTÉRESSE PRÉCISÉMENT EN CE QU’ELLE EST UNE RELATIVEMENT MAUVAISE NOTION THÉORIQUE. SON EFFICACITÉ NE SE MESURE PAS A PRIORI : ELLE S’EXPÉRIMENTE, ELLE S’EXPÉRIENCE, ELLE S’ESSAYE ET C’EST SON IMPACT QUI LA FAIT EXISTER1. » Ce texte, qui s’imaginait au départ comme une carte postale, a finalement été mis en livre par Daniel Canty, graphiquement interprété par Alexis Coutu-Marion (Charmant & Courtois) et édité par Étienne Beaulieu pour ouvrir la collection « Indiscipline ». Avec les deux auteur·e·s du volume suivant, Pierre-Luc Landry et Stefania Becheanu, nous avons lancé un agrégateur2 auquel j’aimerais vous convier, car la sensation d’urgence que j’avais alors ne m’a pas quittée depuis, au contraire. La situation actuelle exige de penser et d’agir dans un monde incertain, sinon catastrophique. Dans cette urgence, nombre de chercheur·e·s-artistes s’accordent à critiquer le modèle académique et l’économie capitaliste de la production de connaissances. Des collectifs hirsutes, formés d’artivistes autant que de curieux·euses et d’universiTerres, se composent hors les murs de l’institution, ou dans leurs lisières et leurs interstices.
Ces groupes rappellent que le syntagme « recherche-création » est doublement vectorisé : il s’agit à la fois d’activer le potentiel de recherche présent dans toute création et aussi de pratiquer la recherche comme une forme de création. S’indiscipliner, pour l’UniverCité, ce n’est pas réparer la coupure supposée entre l’UniverCité et la Cité, mais révéler qu’elle n’a jamais existé – et que prétendre le contraire est aussi une prise de position. Les six entrées suivantes suggèrent comment certaines œuvres ou démarches artistiques peuvent inspirer la recherche et l’aider à s’indiscipliner.
§1
Si j’ai commencé par me citer moi-même, ce n’est pas que je sois une référence incontournable (la bibliographie proposée en complément est suffisamment fournie pour inviter à l’humilité), mais parce que l’indiscipline opère toujours en situation. Tandis qu’une certaine science s’est élaborée et institutionnalisée en effaçant les traces de sa propre énonciation pour produire un effet considéré neutre, objectif, la recherche indisciplinée rend compte des paramètres de sa production. Ici, par exemple, je calibre un article de 1250 mots, je fais des choix qui correspondent à des œuvres potentiellement reproductibles dans le cadre de cette revue. Cette attention portée aux situations se remarque notamment dans le travail cartographique d’Emmanuelle Jacques3 comme dans celui de Mathias Poisson, qui envisage sa pratique comme une « indiscipline liquide4 ». Loin de délimiter des territoires aux frontières établies, leurs cartes invitent à mieux se perdre, à explorer des zones de porosité : situer, ce n’est pas limiter le point de vue, mais lui offrir des horizons et des occasions de diffraction. ¶
§2
À partir de cette situation, il faut prendre de l’élan. Il y a quelque chose qui tient du vertige quand on se met vraiment à chercher, à sortir des tours de piste du ronron prêt-à-penser. Il faut le séisme d’une évidence secouée, l’ébranlement du doute pour que la pensée accepte de ne pas savoir et d’aller à la rencontre du nouveau. Une telle recherche ne vise pas à accumuler des résultats, à thésauriser des références : elle s’aventure, à tâtons ou à grands sauts, dans l’inconnu. Ce qui en émerge porte souvent la marque de ce processus volontiers patenteux, qui importe au moins autant que l’objet fini. Pour entendre résonner cette audace, je recommande L’Orchestre d’hommes-orchestres5, dont aura fait partie le formidablement indiscipliné Simon Drouin. Avec Laurence Brunelle-Côté, ce dernier a aussi cofondé le Bureau de l’APA, qui se présente comme « un atelier de bricolage indiscipliné d’arts vivants permettant la rencontre de créateurs de tous horizons autour de projets artistiques atypiques6 ». ¶
§3
Prendre cet élan suppose plus que des alliances : de véritables complicités. Au lieu de se raconter héroïque et solitaire, la recherche indisciplinée se sait fondamentalement collective, ouverte, partagée. Il ne s’agit pas seulement de médiation ni de diffusion, mais de véritable coélaboration, de conspirer avec davantage que de porter sur. Dans un registre plus intime, il s’agit de soigner les affinités et les aspirations à amitier, résolument conjuguées à l’infinir! Il importe de préciser que ces collectifs ne sont pas strictement composés d’humain·e·s, mais aussi de souffles, de mousses, d’autres animaux et de microbes… Parmi les sources d’inspiration d’un tel esprit je pense au duo formé par Hélène Doyon et Jean-Pierre Demers, qui explore ces « notions de reliance/déliance7 » depuis 1987. ¶
§4
Les subjectivités impliquées dans ces collectifs n’en ressortent pas indemnes, au contraire. L’indiscipline est un apprentissage permanent qui affecte, transforme, invite aux mues. Elle fait de la recherche un questionnement qui modifie sans cesse les tracés de frontières, les lignes de partage entre un soi présumé stable et toutes les différentes manières d’être autres. Au lieu de vouloir saisir comme on ferme le poing, on éprouve du bout des doigts, comme on caresse. L’analogie avec la main suggère, au passage, l’implication du corps dans ces recherches, qui ne prétendent pas s’élever simplement dans les têtes et s’avèrent souvent fortement encorporées. Cette exploration sensible des porosités en et entre soi(s) peut se lire par exemple dans Moi aussi, compte rendu de l’amitié entre Sylvie Cotton et Nathalie de Blois paru aux Éditions les petits carnets (2013). Ou encore dans les nombreuses œuvres et scénographies de Nadia Myre où la peau intervient moins comme la délimitation d’un corps propre que la trame vibrante de récits au contact les uns des autres8. ¶
§5
Rarement lisses, ces transformations indisciplinées ne dessinent pas des lignes de devenir toutes droites : elles errent, se croisent, se diffractent, suturent. Cette complexité est aussi ce qui permet à la recherche indisciplinée de se faire la caisse de résonance de voix multiples, singulières, inouïes ou trop longtemps silenciées. Cette perspective non linéaire peut se lire dans les partitions graphiques composées par Maisie-Nour Symon Henry, qui sort la musique des portées rectilignes pour en offrir des visualisations qui débordent, bougent, se donnent à voir autant qu’à écouter9. ¶
§6
Cette polyphonie, curieusement, ne se caractérise pas seulement par sa sonorité : elle tient au moins autant au silence qui la fonde. C’est l’écoute, en effet, qui sous-tend l’indiscipline. Il faut savoir se taire, tendre l’oreille, attendre, et se rendre suffisamment vacant·e pour laisser advenir ce qui se présente. Les idées ne se fabriquent pas : elles viennent à éclore à partir d’une mise en disponibilité de tout son être – reste à se donner les moyens de les reconnaître lorsqu’elles se présentent. Pour s’y entraîner, on peut écouter John Cage, bien sûr, et aussi Gilles Malatray, « paysagiste sonore, promeneur écoutant de surcroît », qui a fondé Desartsonnants pour inviter à des « cheminements auriculaires indisciplinés »10. ¶
Les six propositions énoncées ci-dessus ne constituent bien sûr pas les ingrédients d’une recette qui marcherait à tous les coups, encore moins une liste exhaustive. Voyez-les simplement comme des ouvroirs d’esprit, des facilitateurs pour créer les conditions de possibilité d’une recherche indisciplinée – sans jamais aucune garantie : à vous d’essayer, de détourner, de recommencer !
Une bibliographie est disponible en complément de l’article et peut être téléchargée ici.
1 Myriam Suchet, Indiscipline ! (Montréal : Éditions Nota bene, 2016).
2 Agrégateur d’indiscipline. Site Web évolutif du Groupe de travail et d’expérimentation sur l’indiscipline : [En ligne], [onlineacademiccommunity.uvic.ca/indiscipline/].
3 Site Web d’Emmanuelle Jacques : [En ligne], [emmanuellej.wordpress.com/].
4 Mathias Poisson, « Démarche artistique », site Web de l’association -able, s. d., [En ligne], [poissom.free.fr/?browse=d%E9marche%20artistique].
5 L’Orchestre d’hommes-orchestres, « À propos », s. d., [En ligne], [lodho.com/a-propos/].
6 Le Bureau de l’APA, « Le Bureau », s. d., [En ligne], [bureaudelapa.com/le-bureau/].
7 Hélène Doyon et Jean-Pierre Demers, « Doyon/Demers », s. d., [En ligne], [doyondemers.org/txt_fr/index.html].
8 National Museum of the American Indian, « Hide: skin as material and metaphor », 2010-2011, [En ligne], [https://americanindian.si.edu/exhibitions/hide/].
9 Maisie-Nour Symon Henry, « Projets et galeries », Nour Symon, s. d., [En ligne], [symonhenry.com/projets/].
10 Gilles Malatray, « 2023, cheminements auriculaires indisciplinés », Desartsonnants, s. d., [En ligne],
[desartsonnantsbis.com/2023/01/01/2023-cheminementsauriculaires]