Écrire sur la performance sans écrire sur la performance : l’archive vivante de Sylvie Tourangeau comme espace de mise en commun
Je ne peux pas écrire sur la dernière performance de Sylvie Tourangeau que j’ai vue sans admettre que je n’écrirai pas vraiment sur la performance qu’elle a faite. Ce n’est pas le portrait détaillé qui m’intéresse, et ce n’est pas non plus (selon moi) là où réside la puissance de ce travail. Celle-ci se trouve dans l’invisibilité de la recherche qui précède la performance et dans la méthodologie que déploie Tourangeau. Sa force provient des effets que produit l’œuvre dans son ensemble et transparaît dans les conversations que j’ai eues avec l’artiste après l’avoir vue.
Ce n’est pas que les actions individuelles n’ont pas d’importance. C’est plutôt que l’observation active est au cœur de sa pratique performative, telle qu’elle l’a démontré avec la série de propositions évocatrices réalisée durant l’événement hors festival 2022 de VIVA ! Art Action. Ceci, ainsi que la reconnaissance du pouvoir d’action que possèdent également les espaces abandonnés. Combinés, ces deux éléments font émerger la notion « d’archive vivante » : là où les traces visibles d’une trajectoire artistique de plusieurs décennies (incarnée par Tourangeau) croisent l’état social d’un lieu historique pour activer – et faire circuler – l’esprit invisible qui habite et imprègne l’ossature restante tenant lieu de cadre à la performance.
L’espace comme archive vivante
KABANE77 – ancien entrepôt industriel du vingtième siècle situé à Montréal et connu sous ce nom par la communauté – a entièrement brûlé en 2018, laissant derrière lui la cage thoracique de métal d’un très grand mammifère architectural. Toujours debout, cette armature offre un refuge liminaire et transparent où les gens promènent leur chien, tiennent des fêtes dansantes improvisées, organisent des rassemblements artistiques, font des pique-niques, fument du pot, ou ne font que traîner. Sans officiellement posséder d’usages prescrits, l’endroit se réinvente constamment, se prêtant à un assortiment d’actions. En tant que lieu de sa performance, Tourangeau y perçoit une motivation créative palpable incrustée dans les vestiges. Cette fondation (figurative et littérale) – comme la pierre angulaire dans l’architecture sacrée – forme ce qu’elle considère être la « vocation » du lieu. C’est, précise-t-elle, une « vocation artistique », celle qui incite les gens à se rassembler de manière organisée et informelle. Son pouvoir d’attraction attire ineffablement les gens, et provient également de sa qualité de « nonlieu ». Puisque la performance se déroule à la fois à l’extérieur (exposée au monde) et à l’intérieur (contenue par les poutres qui constituent les anciens murs et plafond), la notion d’espace public a plusieurs significations, un élément que Tourangeau a très consciemment soulevé dans le déroulement de sa performance. En se préparant sur le site durant plusieurs jours, elle a découvert que le lieu affirme sa propre personnalité et a observé une attraction sensorielle – une qualité irréfutable qui se manifeste de manière invisible et inconsciente dans la structure et même sous le sol.
Dans un mode de réception – et de perception – active, Tourangeau s’est connectée à cette partie inconsciente de l’espace comme si elle en imprégnait sa fondation (artistique) et que celle-ci, en retour, avait guidé ses choix d’objets, d’actions – et d’entre-actions. La reconnaissance des éléments fondamentaux de l’espace a alors fourni les éléments fondamentaux de sa performance : des cendres (dispersées au sol, puis couvrant en partie son corps),des pelles en métal (transportées dans chacune de ses mains et indiquant une orientation) et un niveau de deux kilos (hérité de son père et posé en équilibre, avec précaution mais détermination, sur sa tête). Dans un geste humble de reconstruction réfléchie (et qui donne à réfléchir), la performance de Tourangeau nous a fait reculer et avancer dans le temps, introduisant une nouvelle sorte de vie dans l’espace. Son corps devient un autre genre d’aimant – se connectant, se déconnectant et se reconnectant constamment à la structure afin de préserver son équilibre, l’empêchant de faire basculer le niveau sur sa tête, agissant comme une sorte de médiateur entre (l’ancien) édifice et le public actuel.
Qui performe?
En réfléchissant à son rôle dans la performance, à sa présence, Tourangeau concède qu’elle s’est continuelle ment mise à l’écart, s’effaçant (en quelque sorte) pour laisser les actions qui doivent apparaître prendre le dessus. « Ne croyez pas une seconde que je suis la seule qui performera aujourd’hui », a-t-elle déclaré en commençant à bouger sur le terrain vide. Dans une discussion qui suivait la performance, elle a expliqué : « J’étais entièrement dans l’expérience collective avec tout le monde contribuant à ce déroulement. Et cela inclut aussi l’espace. »
Prendre le temps et écouter, reconnaît Tourangeau, était particulièrement nécessaire pour cette performance. Avec toutes ces activités (informelles, officielles, artistiques) communautaires qui ont précédemment réinventé cet espace, elle avait besoin d’insérer des pauses délibérées entre les actions afin que les vestiges circulent aussi. Conséquemment, elle disparaissait momentanément. Cette écoute, comme une activation de ses entre-actions, consistait à envoyer quelque chose vers le public, puis à attendre. Cette attente, comme un espace-entre-les-actions, étayait son effacement en ramenant l’attention sur l’espace (ses couches historiques) et sur la conscience qu’a le public de sa présence dans celui-ci. Ces actions, et les entre-actions, insiste Tourangeau, ne sont pas pour elle. Par extension, elles ne sont pas réalisées uniquement par elle (non plus). Ce qui soulève la question : si ce n’est pas Tourangeau qui performe, qui le fait ?
C’est l’espace qu’elle occupe entre le ciel et le sol ; la fondation du lieu et l’armature de la structure – l’émanation de la structure – accueillent Tourangeau, qui agit comme une sorte de médiatrice à travers laquelle la structure peut « parler ». C’est la raison pour laquelle elle a offert le bol de cendres au début de sa performance : en commémorant par un rituel le malheureux feu, elle a ouvert un passage pour recevoir toutes les résonnances qui peuvent faire écho dans le présent. Certes, l’écho n’est que cela : le début d’une agitation qui répond à un appel (les actions et entre-actions de Tourangeau), mais parce qu’il est fugace, il ne peut forcément pas être figé, comme une effervescence qui circule dans l’espace. Et cette fugacité est aussi ce qui a soutenu sa présence. C’est, comme le décrit Tourangeau, ce qui l’a poussée à tenir le niveau en équilibre sur sa tête durant plusieurs minutes. Dans ce contexte où elle jouait un double rôle de réceptacle et de médiatrice, elle employait cet objet – et sa capacité de stabilisation – à la fois pour enraciner (son corps/sa présence-en-absence) et pour ouvrir (sa conscience/absence-en-présence). Le poids la connectait aux vestiges de la structure et en même temps au sol en dessous.
La performance comme archive vivante
En glissant aisément de la représentation à la non-représentation, le double rôle de Tourangeau comme artiste et facilitatrice a également émergé parce qu’elle a fait participer le public autour d’elle de manière ludique et gracieuse. En façonnant ces situations, elle a favorisé la création de ponts : entre ses actions, entre ses actions et les éléments qui l’entourent (l’espace, les gens). Ce rassemblement – de ses nombreuses années de performance, des dix participant·e·s (dispersé·e·s et tenant de petits miroirs recevant le souffle des personnes présentes) qu’elle a invité·e·s à réaliser une partie des actions à ses côtés1, et du groupe plus large (le public s’est mis à participer en bougeant délibérément dans l’espace avec elle) – a suscité une imbrication évolutive de toutes nos présences réunies avec/dans l’espace (extérieur). En constatant les entre-actions répétées de Tourangeau, simultanément nous avons été enveloppé·e·s par la séquence et le public-participant a reçu des indications précises avec quatre mots-clés : VIVRE/OFFRIR/PERDRE/CHANGER. Alors que nous exécutions la petite chorégraphie et entonnions la liste comme un mantra qui s’intensifie, le poids entier de nos sons a déferlé – car chacun·e d’entre nous a sans aucun doute vécu, offert, perdu et changé tant de choses (en raison des effets de notre expérience collective de la COVID-19).
En glissant aisément de la représentation à la non-représentation, le fait de voir Tourangeau à ce moment-là (dans l’espace-temps et dans le continuum de sa carrière) m’a aussi amenée à envisager la présence de l’artiste (de performance) comme une archive vivante. Nous sommes ici non pas pour simplement la regarder faire des choses, nous sommes ici pour être témoins de quatre décennies de recherche incarnée qui se manifestent dans la forme qu’elle nous offre. Embrassant les fruits de la pratique de Tourangeau de performeuse, éducatrice, commissaire, autrice et médiatrice (chevronnée), la performance – un survol subtil mais magistral de son oeuvre – était aussi profondément empreinte de son travail sur le rituel dans le quotidien. S’impliquer dans l’univers de Tourangeau, c’est devenir une partie de ce qu’elle a déjà nommé « une communauté momentanée » : une assemblée intentionnelle de citoyen·ne·s qui coexistent, se rassemblent avec un pouvoir d’agir individuel (et collectif) afin de nourrir la cocréation – avec l’artiste, entre elles et eux, et avec l’environnement qui les entoure. À ce titre, dans l’espace de risque entre les actions, les entre-actions, la participation du public et notre contribution active à l’histoire en devenir de cet ancien entrepôt industriel, la conjoncture de sa proposition – avec toutes les couches et les années de pratique – ainsi que les implications sociopolitiques de notre occupation de l’espace amplifiaient notre mise en commun (ou commoning).
En explorant cette notion dans Spaces of Commoning: Artistic Research and the Utopia of the Everyday, Anette Baldauf et ses collègues considèrent « les communs » comme un espace qui engendre des « communautés instantanées », mais également comme une pratique qui reconnaît la nécessité de la négociation – en particulier lorsqu’on veut cultiver l’implication citoyenne démocratique dans des formes artistiques socialement engagées. Ce qui est en jeu pour Tourangeau dans ses actions performatives, c’est précisément l’espace et l’engagement (que nous avons avec son travail, et que son travail a avec l’espace) ; c’est le fait que notre mise en commun est rendue possible par la négociation constante de sa présence, parce qu’elle réussit à faciliter efficacement l’ensemble de ces éléments tout en se mettant à l’écart : elle ouvre un dialogue qui nous permet également de recevoir quelque chose de l’espace et de lui donner quelque chose en retour.
…En circulant autour du cycle des mots de Tourangeau, avec sa performance qui guide le flot de nos interactions, nous avons joyeusement marché, tantôt à l’unisson, tantôt dans un désordre chaotique, nous heurtant les un·e·s aux autres en riant et en répétant les verbes à des volumes et des rythmes variés. En entrant presque en collision et en regagnant notre contenance, notre négociation spontanée, résultant des effets de la performance (et du dialogue qu’est sa performance), a fait appel à nous pour trouver et pour partager notre « terrain d’entente », nous rappelant efficacement que d’être ensemble – particulièrement maintenant, après une longue période d’isolement pandémique – est l’ultime célébration.
Traduction vers le français de Catherine Barnabé. La version originale anglaise peut être consultée ici.
1 Les personnes participantes étaient : Pierre Beaudoin, Anne Bérubé, Caroline Boileau, Danièle Bourque, Christine Brault, Danny Gaudreault, Roger Langevin, Hélène Lefebvre, Nicole Panneton et Victoria Stanton.