Réflexions autour du commun, du care et de la justice dans les milieux artistiques
On compte aujourd’hui plusieurs pratiques artistiques qui dépassent le cadre des disciplines, déroutant des valeurs esthétiques pour se greffer à des valeurs sociales, étant nourries par des points de vue externes et des discours divergeant de ceux ayant dominé dans l’histoire de l’art et dans les lieux de légitimation culturelle. On ne songe effectivement plus nécessairement à la figure de l’artiste solitaire dans son atelier, mais à des regroupements de personnes ancrées dans des communautés, qui dialoguent et traitent d’enjeux sociopolitiques. On peut penser aux studios partagés entre plusieurs artistes qui ont une pratique en commun ou non; aux chercheur·euse·s en sciences humaines et sociales, en santé et en muséologie qui ouvrent l’art à de nouvelles perspectives; aux commissaires indépendant·e·s qui alimentent les réflexions des artistes et qui produisent de nouveaux discours à travers leurs propositions curatoriales à l’intérieur ou à l’extérieur de l’institution; aux médiateur·rice·s culturel·le·s qui favorisent et facilitent la conversation autour de l’art; ainsi qu’aux publics et aux citoyen·ne·s qu’on tente d’écouter davantage, non seulement pour mieux les servir, mais aussi pour mieux les représenter et les intégrer. Dans ce contexte, les méthodes de travail, les approches et les manières de diffuser l’art, voire de le partager, sont bousculées. Tandis que les processus inclusifs et collaboratifs inspirent nombre de pratiques, beaucoup de réflexions sont également menées autour de la notion de care qui, selon Joan Tronto, se décline en quatre moments: le caring about (se soucier de), le taking care of (prendre soin de), le care-giving (donner des soins) et le care-receiving (recevoir des soins)1.
J’ai discuté du sujet avec Annie Wong, responsable de la programmation et de l’engagement public à la galerie TPW de Toronto.
Sarah Turcotte – J’ai fondé l’organisme Projet Commun afin d’expérimenter le développement collaboratif des arts et de la culture. Cette initiative permet de réfléchir aux structures organisationnelles, à l’idée de communauté ainsi qu’à la place que chaque individu occupe dans le milieu artistique. Je présente souvent l’organisme comme un dispositif expérimental et évolutif, car il s’agit d’une recherche de moyens pour valoriser et mettre en œuvre le commun dans les arts. Une multitude de défis accompagnent toutefois le processus. Il existe aussi sans doute plusieurs expressions du commun2. C’est pourquoi cette recherche s’effectue en continu et évolue. Comment les idées de collaboration et de commun résonnent-elles chez vous? Sont-elles intégrées aux activités et à la structure de la galerie TPW ou même à votre propre pratique artistique?
Annie Wong – J’ai eu le plaisir de réfléchir au concept des communs lors d’une table ronde avec Rinaldo Walcott; il imagine un « retour aux communs renouvelés3 », c’est-à-dire un accès partagé et équitable aux ressources et aux nouvelles technologies qui façonnent la vie humaine contemporaine. Il évoque cette proposition comme une réponse abolitionniste au capitalisme racial et à l’hyper individualisme qui sous-tendent la société blanche suprématiste. Dans le contexte des arts, j’aime imaginer que des communs se forment dans les relations entre les artistes, les travailleur·euse·s culturel·le·s et les collectifs qui construisent des systèmes informels de soutien afin d’aborder intentionnellement l’exclusion systémique des corps noirs, autochtones et non blancs. Le symposium we are what we care for, organisé par la galerie TPW l’été dernier, explorait cette idée en invitant deux collectifs, Guidance Council (Alexandra Hong et Peter Rahul) et Souped Up! (Geneviève Wallen et Marsya Maharani), à organiser des repas réservés exclusivement aux membres de la communauté PANDC (personnes autochtones, noires et de couleur). En cuisinant, en bavardant, en festoyant et en nettoyant ensemble, la série de repas nous a offert des moments de création artistique non productive qui ont donné forme à un type de communs qui se produit lorsque nous prenons le temps de prendre soin les un·e·s des autres. J’imagine que nous pouvons aussi tenir compte de cette forme de collaboration.
ST – On remarque actuellement un certain engouement autour de l’idée du care dans le milieu culturel. Avec le Groupe de recherche sur l’éducation et les musées de l’UQAM, j’ai récemment travaillé sur un projet d’évaluation au Musée des beaux-arts de Montréal dans lequel la notion était mobilisée pour analyser les usages et les retombées d’un outil de médiation élaboré pour les publics vivant avec un trouble du spectre de l’autisme. Pendant l’étude, nous réfléchissions non seulement à la sensibilité qui est à développer quant aux réalités et aux besoins des personnes neuroatypiques, mais également à ce qui contribue – ou non – au bien être du personnel responsable de faire vivre une expérience muséale à ces individus. Vous avez aussi récemment traité du sujet lors du symposium we are what we care for. Pouvez-vous m’en parler?
AW – En tant que petit centre d’artistes autogéré, nous nous demandons constamment de quelle manière favoriser l’accessibilité et la culture de l’incapacité, tout en nous questionnant sur la façon de prendre soin de notre personnel. L’une des questions principales du symposium était: comment pouvons-nous faire pour aborder notre travail moins comme une machine et plus comme un jardin? Nous avons eu la chance d’accueillir le personnel de Tangled Art + Disability pour une table ronde sur la façon dont des « devis d’accessibilité » sont utilisés comme moyen pour communiquer explicitement les besoins en matière d’accès. Ces devis peuvent prendre la forme d’un document formel, d’une vérification ou d’une conversation continue. Une histoire qui a résonné en moi durant la discussion est venue d’une employée de Tangled qui disait que l’un de ses besoins en matière d’accès était qu’une personne la regarde manger. Elle a expliqué qu’elle est incapable de détourner son attention des tâches prioritaires et qu’elle oublie souvent de manger ou qu’elle ne termine pas complètement son repas et, ce faisant, elle se fatigue. Je peux m’identifier à cette situation en raison de la difficulté que j’ai parfois à reconnaître ce dont j’ai besoin au moment précis, jusqu’à ce qu’une autre personne s’occupe de moi. Ce qui est puissant avec les devis d’accessibilité comme outils organisationnels, c’est qu’ils favorisent les conversations à propos de nos besoins et des besoins de celles et ceux avec qui nous travaillons dès le départ, alors que c’est si souvent une réflexion secondaire.
ST – Dans les milieux artistiques interpellés par le care ou par les approches inclusives et collaboratives, il est intéressant de réfléchir à l’aspect diffusion et à tout ce qui l’entoure. Présentons-nous l’art ou le partageons-nous? Échangeons-nous collectivement autour de pratiques artistiques plurielles, voire indéfinies, ou cocréons-nous dans des espaces communs et ouverts? Marshall McLuhan et Harley Parker évoquaient l’idée du « musée non linéaire4 », qui s’arrime à la théorie orchestrale de la communication (École de Palo Alto) selon laquelle chaque élément présent ou même absent dans une situation participe à l’élaboration du discours qui en émane5. Le symposium s’intéressait notamment à cette question, ayant eu lieu dans un contexte spécifique, évocateur. Pouvez-vous me parler de l’environnement dans lequel les conversations se sont déroulées?
AW – Il était important de prendre en considération l’environnement spatial dans lequel s’inscrirait les idées, les gens et les conversations à propos du care. Nous avons décidé de tenir le symposium dans notre galerie et avons travaillé avec l’artiste Rihab Essayh afin de transformer les espaces. Inspirée par les souvenirs des marchés marocains au crépuscule, elle a créé dans la pièce principale une grande installation architecturale faite de plusieurs panneaux en mousseline de soie pastel qui se drapaient du plafond au plancher. Dans la plus petite galerie, elle a également créé un environnement confortable avec des poufs et une installation sonore dans lequel les visiteur·euse·s pouvaient se reposer, faire une sieste et prendre des pauses au besoin. J’étais emballée de travailler avec Rihab, qui réfléchit aussi beaucoup à la douceur radicale et aux conditions de l’empathie à travers l’environnement bâti. Ses installations fonctionnent comme des réceptacles formidables pour les souvenirs, les couchers de soleil et les amitiés. C’était un peu magique de voir comment tout cela se rejoignait au niveau de la thématique, et c’était un réel plaisir de travailler avec Rihab qui est elle-même un peu magique.
ST – Si des modes de diffusion, des approches de médiation ou des pratiques artistiques, commissariales et muséales prônent aujourd’hui une justice sociale, on constate aussi la présence d’une forme édulcorée de l’engagement, voire d’un socioblanchiment. Les grandes institutions occidentales, notamment, se sont considérablement transformées au courant des dernières décennies, adoptant un modèle calqué sur celui des entreprises, dans la foulée du recul de l’aide financière publique. L’« innovation sociale », telle que conçue à l’Université Saint-Paul par des chercheur·euse·s de l’École d’innovation sociale Élisabeth-Bruyère6, permet néanmoins de développer des initiatives significatives, bien que les idées qui en sont à l’origine puissent véhiculer une utopie. Comment échappe-t-on à cette utopie dans le milieu artistique? Est-il plus envisageable de relever le défi dans une petite structure, comme celle de la galerie TPW? Peut-on soustraire ces dispositifs aux apparences fallacieuses dans l’écosystème culturel de la société canadienne actuelle?
AW – Une phrase qui est gravée dans mon esprit est cette citation de iLiana Fokianaki: « Nous devons passer d’une critique institutionnelle à une transformation institutionnelle7. » C’est une idée très utopique, mais elle me donne espoir. Bien que je m’oppose aux revendications utopistes, particulièrement lorsqu’elles mènent à l’adoption d’initiatives de justice sociale, je pense que nous avons besoin de temps et d’espace pour rêver, apprendre et nous responsabiliser collectivement. Dans les dernières années, alors que Heather Rigg, Noa Bronstein et moi-même restructurions la TPW, nous avons beaucoup parlé du potentiel des relations de pouvoir horizontales, de la valeur des processus artistiques et de la création de relations avant toute atteinte d’objectifs. Nous avons aussi réfléchi à d’autres idées relatives à ce que devrait être un centre d’artistes autogéré. Certaines d’entre elles ont été très difficiles à réaliser, certaines étapes ne se sont pas passées comme prévu et d’autres se sont vraiment bien déroulées. Je pense qu’il est utile de prendre des risques avec de grandes idées et de voir où elles pourraient aboutir.
1 Joan Tronto, « Le care », dans Un monde vulnérable pour une politique du care (Paris : Éditions la Découverte, 2009).
2 La notion est d’ailleurs aussi souvent utilisée dans sa forme au pluriel : les communs ou commons, en anglais.
3 La table ronde intitulée « A Note on Process: Public Art » avec Amy Lam, Rinaldo Walcott et Jesse McKee, et animée par Heather Rigg et Annie Wong (21 juin 2022), peut être visionnée en ligne sur la page YouTube de la Gallery TPW.
4 Marshall McLuhan, Harley Parker et Jacques Barzun, Le musée non linéaire : Exploration des méthodes, moyens et valeurs de la communication avec le public par le musée (Lyon : ALÉAS Éditeurs, 2008).
5 Gregory Batesonand et Yves Winkin, La nouvelle communication (Paris : Éditions du Seuil, 2000).
6 Julie Châteauvert et al., Manuel pour changer le monde (Montréal : Lux Éditeur, 2020).
7 iLiana Fokianaki, « The Bureau of Care: Introductory Notes on the Care-less and Care-full », e-flux Journal, 113 (novembre 2020), en ligne, https://www.e-flux.com/ journal/113/359463/the-bureau-of-care-introductorynotes-on-the-care-less-and-care-full/.
Traduction vers le français de Catherine Barnabé. La version originale anglaise peut être consultée ici.