La fibre dans l’art moderne et contemporain, un espace critique subversif
Depuis une vingtaine d’années, la revitalisation des pratiques artisanales suscite un engouement croissant dans la culture populaire. Leurs adeptes développent des réseaux et des communautés de pratiques qui occupent différents espaces publics contemporains : les cafés, les boutiques, le Web. La lenteur des procédés constitue une forme de contestation des critères d’efficience et de performativité, moteurs de l’économie capitaliste. Chronophages, ces activités constituent des formes de réappropriation de soi tout en proposant une redéfinition des sphères d’activités genrées¹.
Parallèlement à ce mouvement populaire, plusieurs artistes contemporaines nourrissent un intérêt pour les qualités tactiles et la structure molle de la « fibre », que j’entends ici au sens large, c’est-à-dire comme technique, matériau ou concept. La « requalification » (ou reskilling2) de savoir-faire traditionnels traverse la pratique de plusieurs artistes. Le travail avec la fibre de lin de Mylène Boisvert en est un bon exemple. Chez Nadia Myre (Algonquine), Eruoma Awashish (Atikamekw) et Jobena Petonoquot (Algonquine), la réactivation de techniques et de savoir-faire ancestraux, notamment le perlage, joue un rôle central dans la revalorisation des épistémologies autochtones. L’histoire de l’art hégémonique ne fait pourtant que commencer à nommer les potentialités de la fibre ainsi que son pouvoir subversif.
Textiles et modernité, un couple à reconsidérer
En contexte colonial, les ouvrages autochtones en piquants de porc-épic, en poil d’orignal, en écorce de bouleau ainsi que la vannerie, destinés à la vente au cours des XVIIIe et XIXe siècles, ont été relégués à un art « touristique » de souvenirs, parce que jugés inauthentiques. Ces objets témoignent pourtant de l’agentivité des créatrices et des créateurs autochtones à construire des autoreprésentations au sein d’un régime politique répressif à leur endroit3.
Longtemps associée aux arts appliqués, mineurs, ou à un univers domestique et amateur, l’histoire des arts textiles occidentaux fut, quant à elle, liée à celle des femmes et à la dévalorisation du féminin. Au Québec au tournant du XXe siècle, moment où le champ de l’art se professionnalise et s’institutionnalise, la persistance des préjugés patriarcaux contribue à la ghettoïsation des « arts textiles ».
La tapisserie, une technique connue dans l’Antiquité, fait figure d’exception dans ce paysage. Héritière d’une tradition séculaire en Europe occidentale, l’art de la tapisserie de lisse se développe au XIVe siècle en grandes scènes narratives qui suscitent l’engouement de la noblesse. Créée en 1922, l’École des beaux-arts de Québec offre un cours de tapisserie. Cette formation engendre de fructueuses collaborations. On pense notamment aux réalisations de tapisserie au crochet de Thérèse Lafrance (Le Jongleur, 1941) et d’Irène Auger (Chambre d’enfant, 1948) à partir des cartons dessinés par Alfred Pellan. En fait, il serait plus juste de parler de broderie, car la tapisserie au crochet est une technique différente de la tapisserie de lisse. Il n’en demeure pas moins que, tout comme la lisse, elle implique la réalisation en amont d’un carton à partir duquel l’ouvrage est réalisé. Bien que les œuvres issues de ces partenariats suscitent l’admiration de la critique, on en parle souvent comme de la « tapisserie de traduction ». Le dessin des cartons est perçu comme le véritable lieu de création, minorant du coup l’inventivité et l’agentivité des femmes dans les opérations de traduction qu’implique le passage du dessin à la tapisserie ou à la broderie. Aujourd’hui encore, les collections muséales attribuent au peintre la « paternité » des œuvres réalisées en collaboration avec des lissières ou des brodeuses. C’est le cas notamment du Jardin d’Olivia (1969-1970), dont le dessin fut conçu par Pellan comme décor de théâtre pour La nuit des rois4, puis transposé en tapisserie par Thérèse Boisvert sous la direction de Monique Mercier.
À partir des années 1950, les peintres lissières Mariette Rousseau-Vermette, Micheline Beauchemin et Jeanne d’Arc Corriveau s’engagent dans un travail de recherche-création expérimental novateur. Elles contribuent à l’émergence d’une pratique renouvelée qu’on appelle la « nouvelle tapisserie5 ». Toute une génération d’artistes ayant suivi les cours de tapisserie à Québec participe de ce mouvement. Bien que la « nouvelle tapisserie » nous invite à reconsidérer la dichotomie tradition-modernité et les valeurs qui sous-tendent la notion même de professionnalisme en art, l’apport de ces artistes est rarement pris en compte de façon significative par l’histoire de l’art. Hormis l’excellente analyse de Laurier Lacroix (2009) sur Micheline Beauchemin et la recherche pionnière de Sandra Alfoldy (2012) sur les liens entre les arts textiles et l’architecture, la tapisserie reste finalement une « arcade » dans l’historiographie, cette corde mince qui relie le maillon à la corde de rame.
Au cours des décennies 1980 et 1990, on assiste à l’émergence et à la consolidation d’une catégorie « art de la fibre » qui s’insinue dans les réseaux de diffusion de l’art contemporain. Au Québec, comme ailleurs en Occident, ces décennies sont marquées par les efforts de diffusion et de reconnaissance des « arts textiles contemporains » en tant que discipline artistique à part entière. Créé en 1980, le Conseil des arts textiles du Québec joue un rôle de premier plan dans la mise sur pied de réseaux nationaux et internationaux pour les artistes du Québec qui s’identifient à cette catégorie disciplinaire. La critique peine pourtant à circonscrire cette identité disciplinaire, considérant souvent les « arts de la fibre » comme des repoussoirs au haut modernisme et au minimalisme.
La fibre en art contemporain, un espace critique
Aujourd’hui, l’idée d’une identité disciplinaire est intenable. Au-delà de la pluralité des pratiques, la fibre en art contemporain peut cependant être envisagée comme une forme discursive critique. La politisation dans l’espace public – la galerie, le musée ou la rue – d’activités perçues traditionnellement comme artisanales ou domestiques remet en question les dichotomies entre le public et le privé, le masculin et le féminin, le primitivisme et la modernité qui ont servi historiquement de cadres normatifs. Dans cet esprit, Devora Neumark et Giorgia Volpe se servent de la fibre pour explorer les dimensions performatives de l’art in situ.
La politisation dans l’espace public – la galerie, le musée ou la rue – d’activités perçues traditionnellement comme artisanales ou domestiques remet en question les dichotomies entre le public et le privé, le masculin et le féminin, le primitivisme et la modernité qui ont servi historiquement de cadres normatifs.
Toutes deux, de manières distinctes, fondent leur travail sur une approche relationnelle. Québécoise originaire de São Paulo (Brésil), Giorgia Volpe recourt à des processus d’accumulation et à des techniques textiles, comme le maillage, où la répétition des mêmes gestes et l’intimité du quotidien servent à explorer notre rapport sensible à l’espace. Les Fermières Obsédées et les tricoteuses urbaines explorent la valeur contestataire de la fibre. Les premières (Annie Baillargeon et Eugénie Cliche) utilisent le vêtement comme dispositif critique et imaginent des satires de la rectitude politique et des marqueurs de la féminité. La fibre revêt une valeur subversive à travers les activités illicites des tricoteuses urbaines – les Ville-Laines, Tricot pour la paix – qui habillent sans permission les arbres, bornes-fontaines, bancs et autres mobiliers urbains6. Le textile électronique utilisé dans les créations de vêtements informatisés et interactifs chez Ying Gao, Joanna Berzowska ou Barbara Layne instaure de nouveaux paradigmes de rationalité7. Commentaire sur la piètre qualité du logement en milieu autochtone8, l’œuvre récente de Caroline Monnet, Nous façonnons nos maisons, puis nos maisons nous façonnent (2021) est brodée sur des bandes d’étanchéité, un matériau utilisé en construction résidentielle, et intègre des motifs géométriques inspirés de la technique de morsure de bouleau et de la vannerie.
Au-delà de la diversité des pratiques, la fibre en art contemporain constitue un espace critique radical. D’ailleurs, il n’est pas surprenant que la prochaine édition de la Biennale internationale en arts textiles contemporains, Contextile (Guimarães, 2022) soit placée sous le thème re-make. Le préfixe (« re-faire ») évoque à juste titre cet espace critique, « intertextuel », lieu d’expérimentation pour de nouvelles « écologies de production9 ». La fibre en art contemporain crée un espace déstabilisant qui perturbe, voire « queerise », les valeurs normées de l’histoire de l’art dominante tout en nous invitant à imaginer de nouvelles relations entre l’intelligible et le sensible.
1 Alla Myzelez, « Whip Your Hobby into Shape: Knitting, Feminism and Construction of Gender », Textile, vol. 7, n° 2 (2009), p. 148-163.
2 John Roberts, The intangibilities of Form: Skill and Deskilling in Art After the Readymade (London : Verso, 2007).
3 Ruth B. Phillips, Trading Identities. The Souvenir in Native North American Art from the Northeast, 1700-1900 (Montréal : McGill-Queen’s University Press, 1999).
4 Edith-Anne Pageot, « Le théâtre pellanien (1944-1946) : intermédialité et modernité », L’Annuaire théâtral, n° 45, p. 153-174.
5 Anne Newlands, « Mariette Rousseau-Vermette: Journey of a Painter-weaver from the 1940s through the 1960s », Journal of Canadian Art History / Annales d’histoire de l’art canadien, vol. 32, n° 2 (2011), p. 74-107.
6 Corrie Hendricks, Yarnbombing, Radical Fiber Art, and Birdie Sanders: The Socialist History and Visual Language of Craft Activism, Mémoire de maîtrise, California University (2017).
7 Edith-Anne Pageot, « Gestuelles de la fibre électronique », dans Le Statut de la fibre en art actuel (Montréal : Galerie Diagonale, 2008).
8 Actuellement, au Canada, quelque 10 000 logements habités par des Autochtones n’ont pas accès à l’eau potable. Le recensement de 2016 de Statistique Canada montre que 19,4 % des Autochtones habitent dans un logement nécessitant des réparations majeures et que 18,3 % vivent dans un logement surpeuplé, une situation particulièrement criante dans l’Inuit Nunangat.
9 Voir Contextile, Biennale internationale en arts textiles contemporains, 2022, https://contextile.pt/2022/en/ bienal-de-arte-textil-conteporanea/.