Le soin, la fabrication et la résurgence de l’autochtonie dans les oeuvres et les techniques textiles de Caroline Monnet
Ninga Mìnèh (La promesse, 2021) au Musée des beaux-arts de Montréal, la première exposition solo canadienne de l’artiste anishinaabe française Caroline Monnet, s’avère un triomphe dans l’exploration des matériaux. Partout, des matériaux de rénovation ordinaires sont manipulés de manière innovante : plastiques de polyuréthane brodés de couleurs et de motifs étonnants, tuyaux pliés en structures fantastiques, mousse synthétique sculptée en formes amusantes. L’artiste multidisciplinaire travaille avec de nombreuses techniques sculpturales et numériques dans sa pratique plus large, mais c’est son utilisation des techniques textiles traditionnelles – broderie, tissage, motifs, embellissement – qui témoigne d’un grand soin. Par ces techniques généralement attribuées aux pratiques textiles, Monnet élève les matériaux de construction de base et montre, à travers chaque geste et détail réfléchi, un hommage vibrant à la tradition et à la résurgence autochtones.
Dans We Shape our Homes and then our Homes Shape Us… (Nous façonnons nos maisons, puis nos maisons nous façonnent, 2021), une œuvre murale à la fois tapisserie et matières trouvées, Monnet tisse et brode des bandes d’étanchéité. Entrelacées et tissées avec des fils orange et rouges vibrants, ces bandes de mousse isolante en polyéthylène rose brillant invitent le spectateur à avancer ; une mousse ordinaire devenue tapisserie royale. Les couleurs séduisantes et les motifs traditionnels intègrent une présence joyeuse dans un tissu typiquement caché et ordinaire.
Fragile et susceptible de se déchirer, la mousse synthétique a nécessité une exploration approfondie avant d’être cousue. En entrelaçant les bandes satinées pour créer un ensemble cohérent, Monnet a utilisé un design typique de la vannerie anishinaabe1, animant une pratique traditionnelle par des moyens contemporains. Puis, après avoir réfléchi à la conception de chaque carré, elle a brodé des motifs géométriques et des lettres, formant une carte ou une grille dynamique exprimant le message du titre de l’œuvre. Référant à la fois au passé et au présent, à l’artisanat et à l’art contemporain, la pièce textile dégage un sentiment de domesticité et de kitsch inhérent aux pratiques de la broderie ou du crochet, et une revigoration du traditionalisme à travers l’héritage anishinaabe qui est unique. Malgré le travail impeccable de Monnet – l’attention portée à chaque point de couture, par exemple –, les matériaux utilisés ne sont pas destinés à durer, comme beaucoup de maisons construites avec eux. Depuis la Loi sur les Indiens de 1867, le gouvernement canadien a essayé de dépouiller les communautés autochtones de toute autonomie quant à leurs conditions de vie ; cela s’est illustré par un système de réserves composé de logements inadéquats et d’un manque de ressources de base, comme l’eau potable2. Selon un rapport de 2016, un logement sur cinq habité par des personnes autochtones au Canada nécessite des réparations majeures ; souvent incomplètes et surpeuplées, ces constructions sont bâties rapidement avec des matériaux peu chers approuvés par le gouvernement, sans consultation des communautés pour lesquelles elles sont faites3. En considérant cette inégalité dans la crise du logement au Canada, Monnet matérialise l’idée d’habitabilité (ou de manque d’habitabilité) à travers l’accès aux matériaux mêmes qui renforce cette inégalité. En se réappropriant ces matériaux et en les cousant et les brodant, elle change leur statut : sont-ils quotidiens ou spéciaux, de la matière d’infrastructure ou de l’art ?
Dans le tissu de We Shape our Homes and then our Homes Shape Us…, Monnet affirme que la façon dont nos villes et nos logis sont planifiés et construits nous influence individuellement et collectivement. Les conditions matérielles de notre infrastructure nationale en disent beaucoup sur la valeur que nous accordons aux peuples autochtones du Canada et à leur avenir. Pourtant, Monnet ne s’attarde pas à l’injustice, choisissant de se concentrer, dit-elle, sur l’espoir4. Ces matériaux de rénovation ne sont pas censés être beaux ou intéressants, mais elle les rend tels, élevant leur fonction au domaine d’art en appliquant les techniques laborieuses et expertes du travail textile. Dans ce geste généreux, l’artiste imagine l’avenir potentiel de l’autonomie et de la présence des Autochtones au Canada, si on leur accordait le même soin et le même respect dont fait preuve Monnet dans sa création. Les structures architecturales et les matériaux utilisés peuvent être interprétés aussi dans le contexte des barricades, qui ont une résonance locale. En 2021, une clôture grillagée bleue a été installée par la municipalité au quartier Milton-Parc de Montréal, à proximité du Musée des beaux-arts de Montréal pendant l’exposition de Monnet. Cette clôture, destinée à bloquer l’accès à un terrain vacant qui offrait autrefois aux Inuit locaux sans logement la sécurité des rues voisines très fréquentées (dont beaucoup se rendent à Montréal à la recherche d’une place abordable), est devenue un symbole de la suppression des Autochtones, surtout après la mort tragique d’une femme inuk vivant à proximité5. Cet exemple montre que la discrimination active et systémique des communautés autochtones est ancrée dans le tissu et les infrastructures de nos villes, dans des objets aussi simples qu’une clôture en métal tissé. Les pancartes faites à la main, « Indigenous Lives Matter » (La vie des Autochtones compte), « Forever Inuit Street » (Rue inuit pour toujours), « Take the fence off » (Enlevez la clôture), qui décoraient le site contesté et qui ont été enlevées peu de temps après6, réitèrent l’éradication constante des vies autochtones dans l’espace public, à Montréal et ailleurs. Les œuvres et les techniques textiles de Monnet offrent donc une présence autochtone visible pour contrer cet effacement.
« Ma démarche consiste à reprendre cette culture qui m’a été enlevée, à la réclamer, à la maintenir en vie. La rendre visible7 », remarque l’artiste. Elle fait référence à son héritage anishinaabe en appliquant le langage et le design à des matériaux ordinaires. Les grandes lettres « AKI » (« maison » en langue anishinaabemowin) constituent une sculpture murale amusante faite de tissu d’isolation rose, une sorte de balise inoubliable. Les sacs de sable brodés, les sérigraphies et les sculptures en mousse perforée sont ornés de motifs colorés, inventés mais inspirés du perlage et du tissage traditionnels8. Monnet note que son utilisation de motifs géométriques évoque la distribution des terres, la façon dont les territoires passés et présents sont divisés et utilisés pour positionner des nations coexistantes sur un lieu partagé9.
La poésie et l’imagination caractérisent une autre œuvre textile de Monnet, The Future Left Behind (Le futur laissé derrière, 2021), un relief sculptural de neuf pieds de haut réalisé à partir de bandes superposées de Tyvek, un matériau synthétique protégeant les maisons pendant la construction. Par une technique similaire à la fabrication d’une courtepointe, chaque feuille est taillée, réassemblée, puis cousue à la machine sur une base de tissu ; un processus long et répétitif. Côte à côte, le tissu fin accumulé forme un relief aéré et élégant, qui danse doucement au moindre mouvement, comme des plumes ou des feuilles. Découpés en fragments, les logos d’entreprise du matériau sont obscurcis, n’offrant que des touches de couleur et de contraste dispersées dans une scène autrement blanche, que l’artiste compare à une vue à vol d’oiseau d’un paysage nordique10. Monnet applique une technique de collage cousu similaire dans l’œuvre textile We Come in Numbers (Nous venons en nombre, 2020), dans laquelle des morceaux de Tyvek noir satiné sont attachés pour créer un assemblage élégant, montrant la capacité de l’artiste à maîtriser une technique de couture et une démarche conceptuelle, mais aussi sa capacité à élever des tissus simples et peu coûteux en quelque chose de poétique et de spécial.
Le travail de Monnet donne des pièces textiles émouvantes, riches en dualités ; elles sont douces et précieuses, mais bon marché et banales. La transformation unique de matériaux quotidiens offre une réflexion et une lenteur qui contredisent leur rôle habituel dans une culture jetable qui monte des infrastructures rapides sans se soucier de la longévité ou de la sécurité, humaine ou autre. Par chaque coupe, point et tissage qu’elle récupère, l’artiste rend visibles la présence persistante et la résurgence de sa communauté.
1 Caroline Monnet, dans « Caroline Monnet : Ninga Mìnèh • Visite commentée | Commented Tour », Musée des beaux-arts de Montréal, vidéo diffusée le 25 juin 2021, https://www.youtube.com/watch?v=dCsaP_BqZ24.
2 Sylvie Lacerte, « Ninga Mìnèh », Caroline Monnet, 2020, https://carolinemonnet.ca/Ninga-Mineh.
3 Amber Bernard, « Indigenizing Design », Beside, consulté en octobre 2021, https://beside.media/village/indigenizing-design/.
4 T’Cha Dunlevy, « Indigenous housing crisis inspires ‘hopeful’ art in MMFA exhibition », i, 22 avril 2021.
5 Voir Jean Bourbeau, « Milton et Parc, une nouvelle grille de la Honte », Urbania, 19 juillet 2021, et Christopher Curtis, « Born Again in Milton-Parc », The Rover, 17 septembre 2021. La violence envers les sans-abris autochtones est un problème permanent à Montréal et ailleurs, récemment constaté par un décès au square Cabot. Voir Isabelle Ducas, « Une itinérante retrouvée morte sur un chantier de construction », La Presse, 16 novembre 2021.
6 Jean Bourbeau, op. cit.
7 Caroline Monnet, op. cit.
8 T’Cha Dunlevy, op. cit.
9 Caroline Monnet, op. cit.
10 Ibid.