Perler des masques, entretien avec Dayna Danger
Dayna Danger, artiste aux deux esprits d’ascendance métisse/ saulteaux et polonaise, utilise le perlage pour ornementer ses masques en cuir et en faire des pièces uniques. Pour Danger, l’intégration de cette technique propre à la culture matérielle des Métis lui permet d’établir des liens profonds entre communautés, de s’inscrire dans un réseau de transmission d’un savoir traditionnel et de générer des espaces de guérison. Nous l’avons rencontrée pour discuter de cette facette spécifique de sa pratique artistique.
Pascale Tremblay — Vos œuvres prennent différentes formes comme la photographie, la vidéo, la performance et la sculpture. Ces dernières années, plusieurs lieux d’exposition ont présenté vos masques perlés dont l’esthétique s’apparente à celle des masques fétichistes de la communauté BDSM. À partir de quand avez-vous décidé d’intégrer le perlage de façon plus systématique dans vos œuvres ?
Dayna Danger — C’était vers 2016 et à la suite d’une blague avec mes proches. Nous nous sommes dit : « Quel pourrait être l’objet le plus BDSM qui soit ? » J’ai d’abord eu l’image d’un ensemble entièrement perlé couvrant tout le corps étant donné l’aspect sensoriel de la matière. Puis, j’ai eu l’idée d’un masque qui recouvre le visage. Dès le départ, je savais que j’allais les confectionner pour mon entourage alors j’ai cherché une manière de les personnaliser. Je me suis mise à réfléchir aux codes et aux symboles, à la survivance de pratiques, comme le tatouage et le perlage, utilisées pour décorer nos corps. J’ai choisi d’intégrer le perlage dans mes œuvres pour en promouvoir l’importance culturelle et traditionnelle et inciter les gens à préserver cette pratique en impliquant des membres de ma communauté dans le processus de confection. Je choisis les motifs, les cuirs, le style avec la personne concernée et nous sommes parfois plusieurs à travailler sur une même pièce en raison du temps et de l’expertise que certains projets exigent. L’aspect communautaire du perlage est également très important pour moi puisqu’il représente l’essence de ma pratique artistique.
Puisque vous abordez la question de vos ancêtres et de la notion de transmission des savoirs, quelle place occupait le perlage chez les Métis ?
Sherry Farrell Racette, chercheuse, auteure, artiste féministe et véritable encyclopédie de l’histoire des Métis, explique que nous perlions pour les hommes, pour nous, pour les autres. Elle m’a raconté que les filles, les mères et les grands-mères perlaient ensemble des habits extrêmement élaborés qui pouvaient nous couvrir pratiquement de la tête aux pieds, des accessoires décoratifs, bref, qu’elles perlaient tout ce qu’elles pouvaient perler. Plus je lis sur cette pratique, plus je constate que celle-ci occupe une place importante chez les Métis parce qu’elle nous permet de démontrer notre amour et notre affection. Le perlage est une pratique traditionnelle qui a été interrompue et que nous cherchons à redécouvrir. Je n’ai peut-être plus accès à des ouvrages de perlage réalisés par mes ancêtres – soit parce qu’ils ont été vendus, soit parce qu’ils ont disparu faute d’espace pour les conserver –, mais je sais qu’ils existent et qu’ils font partie de mon bagage. Mon arrière-grand-mère m’en parle encore.
La vidéo Beading Kin (2020) est représentative de l’investissement que nécessite la confection d’un masque. On vous voit perler un message très personnel sur celui destiné à l’artiste, éditrice et commissaire anishinaabe Adrienne Huard, où il est écrit « Aapiji go gizhawenimin ». Cette vidéo révèle aussi la relation profonde que vous établissez avec les personnes qui collaborent avec vous. Que signifie ce message ?
Ça signifie : Je t’aime vraiment et pour toujours. C’est le premier texto en anishinaabemowin qu’Adrienne m’a envoyé. Elle et moi suivions des cours pour apprendre nos dialectes respectifs – l’anishinaabemowin pour Adrienne et le saulteaux pour moi. Le mot Aapiji m’était familier, mais je n’arrivais pas à saisir l’entièreté du message. J’ai demandé l’aide de personnes de mon entourage qui parlent anishinaabemowin. Le texte s’est rendu jusqu’à leurs tantes et ce sont elles qui me l’ont traduit. J’ai perlé ces mots parce qu’ils traduisent notre attachement mutuel et la connexion qui nous unit dans le travail et dans la vie.
La durée de la vidéo (10 min 25 sec) ne représente qu’une infime parcelle du temps investi dans ce masque. C’est un processus vraiment lent et fastidieux qui te transporte dans un état d’esprit méditatif pendant des heures, mais tu le fais quand même. Sherry parle du perlage comme d’une forme de remède et je suis tout à fait d’accord. Être ensemble autour de la table de cuisine à perler et à échanger permet d’affronter beaucoup de nos problèmes. Ces rencontres donnent lieu à des relations de partage et à des pratiques de soin. Comme, par exemple, ces relations que nous établissons dans la communauté autochtone queer et bispirituelle lorsque nous perlons ensemble parce que nous n’avons pas nécessairement une famille nucléaire autour de nous. Ce que nous réalisons et offrons par la suite, nous le faisons dans le but de signifier à la personne qu’elle compte pour nous et qu’elle existe. Et c’est intéressant de transposer cette pratique dans un contexte artistique. Elle pourrait demeurer derrière les portes closes, se faire entre proches, rester à l’intérieur de nos communautés, mais personnellement, j’éprouve tellement plus de joie à partager ces moments de création avec le plus grand nombre.
Récemment, le Musée d’art contemporain de Montréal a acquis deux de vos œuvres dont Adrienne’s Mask (2016). On a aussi pu voir dans l’exposition Àbadakone, présentée au Musée des beaux-arts du Canada, des masques de la série Masques familiaux (2019). Quel est votre rapport au collectionnement, vu l’aspect collaboratif et les rapports intimes qui mènent à la création d’un masque ?
Il est très important pour moi d’avoir une agentivité dans la façon dont je choisis de participer avec les musées. Historiquement, certains de nos biens nous ont été dérobés par ces institutions et je suis consciente qu’en acceptant que mes œuvres soient acquises ou exposées, je m’inscris en quelque sorte dans ce système issu du colonialisme. Mais je suis aussi consciente qu’elles vont en prendre soin. Je suis très critique face aux ententes que je prends avec les musées. Je demande à ce que mes œuvres demeurent accessibles, tant à la personne à qui elles sont destinées qu’à moi-même. Je ne vends jamais une de mes pièces avant d’en avoir discuté avec celles et ceux avec qui j’ai collaboré et à qui elle est destinée. Je réfléchis beaucoup à la notion de propriété en contexte de collaboration artistique. Je m’inspire énormément des personnes qui font partie des communautés auxquelles j’appartiens et qui ont participé à la confection de mes masques. Même si je réalise ces œuvres de mes mains, je ne serais pas là où j’en suis sans elles. Je mets donc de l’avant cet aspect de réciprocité quand j’aborde ces questions. C’est très significatif pour moi de savoir que mon travail pourra être vu par d’autres membres des Premières Nations. De savoir qu’iels trouveront dans les salles des œuvres qui s’adressent à elleux1.
Les méthodes utilisées par le Musée des beaux-arts du Canada pour prendre soin des masques exposés m’ont vraiment sécurisée. Ils ont respecté mon choix de ne pas présenter mes masques sous vitrine et d’utiliser la congélation plutôt que l’extraction d’oxygène dans le processus de conservation. C’était inconcevable pour moi d’extraire l’oxygène parce que cette technique risquait de tuer l’esprit dont mes masques sont investis. Je sais que d’aborder cette notion d’objet incarné peut être un terrain glissant en art, mais pour moi, les masques sont animés. Ce sont de beaux objets d’art, mais ce sont aussi comme des proches, quelque chose dont il faut prendre soin. Ce sont ces échanges autour de considérations importantes pour nous et leur prise en compte qui témoignent d’une réelle ouverture de la part de l’institution. La présence de conservateurs et de conservatrices autochtones au sein des musées contribue grandement à ce que nos voix soient entendues et respectées.
1 Les néologismes « iel » et « elleux » sont ici préférés aux pronoms personnels « il », « elle » et « eux », car ils sont plus à même de représenter l’identité non binaire, non genrée, ou agenre.