En mars 2021, la Galerie Upstream à Amsterdam présentait les plus récentes tapisseries de la série Abstract Browsing par Rafaël Rozendaal. Cet artiste mi-brésilien, mi-néerlandais résidant à New York est surtout reconnu pour sa production d’œuvres réalisées à partir de sources numériques en réseau. Par cette série à Upstream, il reproduit la mise en page des sites les plus fréquentés sur Internet – de Google à Twitter – en réduisant leurs zones d’information textuelles et photographiques à de simples étendues de couleurs. À la suite de longues sessions d’errance d’un site à l’autre, l’artiste internaute amorce un travail de triage de cette profusion de saisies d’écran, d’images virtuelles mais éphémères, où seulement un petit nombre seront transformées en œuvres textiles.

Ce processus de triage et d’abstraction est effectué par l’appropriation du code HTML des sites en question, à l’aide d’un module d’extension (plugin) du navigateur Chrome, que l’artiste a programmé en collaboration avec Reinier Feijen, un développeur Javascript hollandais1. Comme tout usager accro aux flux d’informations, Rozendaal vogue sur Internet sans répit. Mais cette fois sous la lentille de son plugin, il collectionne une panoplie de compositions abstraites, qui s’accumulent dans son historique de  navigation Web. En détournant la programmation desdits modules, servant habituellement à bloquer les annonces indésirables ou à traduire certains textes en temps réel, il opacifie les contenus des réseaux HTTP, pour discerner du même coup leur essence hypertextuelle.

Depuis ses premiers essais présentés à la Galerie Steve Turner de Los Angeles en 2016, Rozendaal cultive cette relation entre l’écran et le métier à tisser, à son meilleur escient. Au-delà des fins commerciales pour justifier cette mutation d’un fichier virtuel en objet matériel, plus facile à collectionner comme œuvre d’art, les tapisseries d’Abstract Browsing se démarquent en multipliant les affinités entre les arts textiles et technologiques. En quelque sorte, ces œuvres parviennent à retracer la généalogie des technologies de l’image numérique, vers ses premiers soubresauts à l’aube de la révolution industrielle, au sein du métier à tisser. Le métier Jacquard en particulier, mis au point en 1801, employait un système de cartes perforées pour exécuter des séquences d’opérations, menant à dessiner des motifs sur les tissus fabriqués. Cette même interface de cartes perforées fut adoptée pour programmer les premières calculatrices mécaniques, tels le prototype de machine à différences de Charles Babbage (1834) et les tabulatrices de recensement de Herman Hollerith (1890).

Rozendaal nous invite ainsi à modifier le registre esthétique de l’image numérique, en dehors de son statut de technologie innovante, qui effectue d’habitude une disruption avec son passé. Via ses liens de succession au patrimoine des techniques industrielles du textile, la matrice de pixels sur les fichiers de l’artiste se transpose aisément aux grilles rectilignes des pièces de tissu, selon un ratio compatible de rastérisation2. À leur tour, ces métiers à tisser relatent l’héritage d’un savoir-faire manuel acquis lors de la fabrication de tapisseries plus anciennes, voire même de mosaïques antiques, où se sont développés, entre autres, les procédés anti-aliasing consistant à ajouter d’étroites zones de gradations intermédiaires pour adoucir les démarcations d’une plage de couleur à une autre.

Rafaël Rozendaal, Abstract Browsing 17 03 05 (Google)
Rafaël Rozendaal, Abstract Browsing 17 03 05 (Google) (2016), 266 x 144 cm. Collection du Whitney Museum

Ce continuum venant des méthodes traditionnelles aux applications actuelles est habilement réalisé par TextielLab, le lieu de production des œuvres hybrides de Rozendaal. Ce laboratoire de recherche et de création en arts textiles, situé aux Pays-Bas, possède un immense métier à tisser numérique, permettant à l’artiste de reproduire ses écrans de navigation sur des broderies mesurant plus de 2,5 mètres de largeur. TextielLab assure la fidélité des couleurs quasi-néon de ces images grâce à son vaste inventaire de bobines de fil de laine acrylique, laissant croire que les formes géométriques de Rozendaal sont illuminées, tellement celles-ci vibrent d’intensité. Le métier en question maîtrise notamment de nombreux procédés de hachurage, combinant plusieurs fils de différentes couleurs dans la trame des tissus, pour ne créer de résultat chromatique que dans l’œil du regardeur, donnant un rendu plus vif que si l’artiste avait pigmenté le matériau textile à plat. D’ailleurs, ce procédé épouse bien les techniques d’affichage sur les écrans d’ordinateur, combinant eux-mêmes de miniatures lumières rouges, vertes et bleues, à plus ou moins haute résolution.

Par contre, les œuvres d’Abstract Browsing laissent entrevoir beaucoup de contrastes et d’inversions entre les spécificités du Web et du textile : tandis que les sources numériques de ce corpus demeurent éphémères,  continuellement renouvelées par leur agglomération aux réseaux quasi-inépuisables d’informations sur la Toile, les œuvres résultantes proposent un travail formel et conceptuel plus posé. L’exercice d’abstraction visant, entre autres, à faciliter le passage d’une technique plus changeante à une autre plus immuable permet en l’occurrence de ralentir le regard et d’engager une observation de plus longue haleine par cette réduction de la quantité d’éléments compositionnels. Dans la programmation de son plugin, Rozendaal choisit consciemment de ne réduire la palette des sites visités qu’à douze couleurs aléatoires, et leurs formes qu’à des rectangles aux proportions variables. Mais suivant cette réduction, le transfert des compositions d’un support à l’autre reste d’autant plus séduisant.

Rafaël Rozendaal, Abstract Browsing 15 05 10 (IMDb)
Rafaël Rozendaal, Abstract Browsing 15 05 10 (IMDb) (2015), tissage Jacquard, 266 x 144 cm. Photo : Don Lewis

Inéluctablement, d’une pratique journalière, fluide et spontanée accumulant des milliers de saisies d’écran doit advenir un travail coûteux et laborieux de fabrication de tapisseries physiques et solides. Les propriétés pérennes des œuvres sur tissus d’Abstract Browsing aident à évacuer momentanément le surplus d’informations venant d’Internet, pour que celles-ci soient contemplées sans distraction dans les lieux, autant à Upstream qu’à la Galerie Steve Turner, ce qui nous autorise une étude plus distincte de ces compositions canoniques issues de la Toile. Éventuellement, nous comprenons cette conjoncture : les formes abstraites de ces œuvres ressemblent à des briques, puisque les blocs d’images, de vidéos, de tables, de photographies, et surtout de paragraphes, situent les origines du langage HTML auprès des logiciels de traitement de texte. Mais encore, l’ingénierie du design Web, optimisé pour captiver notre attention à perpétuité, urge notre regard à parcourir ces surfaces telle une souris d’ordinateur cliquant d’un leurre hypertexte à l’autre, et nous condamne à ne jamais nous ennuyer.

Rafaël Rozendaal, Abstract Browsing 16 10 05 (Google Drive)
Rafaël Rozendaal, Abstract Browsing 16 10 05 (Google Drive) (2016), tissage Jacquard, 266 x 144 cm. Photo : Gert-Jan van Rooij

De cette Toile où nous passons tant de temps à procrastiner, auprès d’une esthétique de la distraction, nous migrons vers un autre support qui, au contraire, nous pousse à scruter ces compositions aux cases vacantes. D’une première manifestation virtuelle, globalisante et décentralisée naît ce second ordre d’images investies dans un lieu géographique – une galerie physique – pour en faire l’expérience à une échelle donnée. Autrefois écrasées derrière l’écran, les compositions finales d’Abstract Browsing sont maintenant incarnées dans un amalgame de fils entrelacés, une texture sans texte qui acquiert une gamme de propriétés tactiles ; un poids, une épaisseur et une élasticité parvenant même à changer l’acoustique de la pièce. Sans ces objets pour absorber les sons ambiants, les murs de tels espaces réverbéreraient comme ceux d’une chambre d’écho.

Sans doute, Rafaël Rozendaal sentit le besoin de sortir des réseaux Internet pour mieux les représenter dans ce corpus. À partir d’un stock presque infini d’images numériques, il produit une quantité limitée d’œuvres tangibles. Mais avec l’assistance non humaine du logiciel contenu dans son plugin, il crée des tableaux qu’aucun peintre n’aurait pu – ou voulu – composer sans machine. De ces abstractions entièrement artificielles émergent des paysages presque bucoliques, plus fidèles au nuage Internet escamotant ses fermes de serveurs, mais faisant tout de même partie intégrante des vista actuelles offertes par le monde www, où tant d’internautes sont plongés, et ce, à longueur de journée. 

1  Ce module est disponible gratuitement à l’adresse suivante : www.abstractbrowsing.net.

2  La rastérisation consiste à transposer une image contre une matrice de pixels, pour ensuite permettre de l’afficher sur écran ou de l’imprimer sur papier ou toute autre surface.