Transmission des arts textiles : matrilinéaire et historique
Les questions du féminin et de la transmission des savoir-faire en arts textiles sont profondément imbriquées. Cette notion de délégation du savoir a été rejetée par la modernité, pour laquelle la rupture avec le passé s’imposait. La dévalorisation des arts textiles s’est faite concurremment à celle du féminin. Ce texte cherche à renouer les fils de l’histoire et à mettre en valeur le travail de deux artistes explorant ce champ de pratique ainsi que les diverses potentialités de la transmission des connaissances.
Si les recherches les plus récentes en préhistoire montrent que la fabrication des textiles était en grande majorité exécutée par des femmes, il n’en est pas de même systématiquement, à toutes les époques. Du Moyen Âge persiste l’image d’Épinal des femmes de la noblesse brodant leur ouvrage près de l’âtre en attendant leurs époux. Pourtant, il n’en était pas nécessairement ainsi, comme d’ailleurs pour la copie et l’enluminure de manuscrits, produites tant par des moniales que par des moines. Le XIXe siècle victorien a imposé l’idée, sans preuves, que la tapisserie de Bayeux a été réalisée par la reine Mathilde, épouse de Guillaume le Conquérant, et ses dames de compagnie, au XIe siècle. Pourtant, cet ouvrage (non pas une tapisserie, mais une broderie), s’étendant sur soixante-huit mètres de long, requiert non seulement une excellente technique, mais l’élaboration préalable d’un scénario. Les spécialistes ne s’entendent pas sur l’identification des brodeurs ou brodeuses, mais des études récentes indiquent qu’elle aurait peut-être été faite dans un monastère féminin de Canterbury, en Angleterre. Les historiens du XIXe siècle ont déformé l’histoire selon la perception qu’ils avaient de la fusion entre broderie et féminité, indissociables l’une de l’autre pour eux.
Une artiste de Calgary, Sandra Sawatzky, a réactualisé la tapisserie de Bayeux en lui faisant narrer l’histoire du pétrole, œuvre qu’elle a appelée The Black Gold Tapestry (2017). Il a fallu neuf ans de travail pour compléter la broderie de soixante-sept mètres et raconter l’histoire pas toujours propre de la découverte et de l’exploitation de l’or noir. L’impulsion lui a été donnée lorsqu’elle a visité le Glenbow Museum (Calgary) avec sa fille, et y a vu une exposition de broderie de pionnières féminines. Un passage par une activité d’apprentissage de la broderie offerte par le musée lui a remis en mémoire cette expérience de jeunesse, puis redonné l’envie de réaliser une œuvre d’envergure. Sa carrière précédente de cinéaste, auteure et productrice lui avait donné les outils de la conteuse et l’expérience de la gestion. L’histoire de la prospection et de l’exploitation de cette source d’énergie, traditionnellement liée aux hommes, serait narrée par une technique associée au féminin et aux métiers d’art.
Au Moyen Âge, le statut de la broderie n’était pas inférieur à celui de la peinture et la distinction entre artistes et artisans n’existait pas – la hiérarchie des arts ayant été élaborée à la Renaissance. Cinq siècles plus tard, cette hiérarchie s’est actualisée et persiste à dévaluer tout ce qui est œuvre textile. Du côté anglophone, la déconstruction des stéréotypes artistiques a déjà été entreprise : à titre d’exemple, le Département des arts visuels de l’Université Concordia comprend un secteur « Fiber Arts ». L’artiste Mylène Boisvert y a intégré le programme de maîtrise à l’automne 2021, après avoir obtenu, dans cet ordre, un baccalauréat en Studio Arts et un diplôme en impression textile au cégep du Vieux Montréal. Loin de rejeter la tradition textile, elle l’analyse soigneusement pour créer des techniques inédites et, ce faisant, pose la question de la validité des hiérarchies du système de l’art.
Ses premières expérimentations dans ce domaine se sont faites par le biais d’un atelier de fabrication de papier, durant lequel elle a appris à faire son propre fil de lin. En 2011, elle est invitée à participer à la Biennale internationale du lin de Portneuf. Cet événement a été à la source de son travail ultérieur. Elle a découvert l’histoire de la culture du lin au Québec, de même que la place qu’occupait cette plante dans sa propre famille. L’artiste a été marquée par une photo de son arrière-grand-mère Rébecca, en train de tisser une étoffe, avec son arrière-grand-tante Jeanne au rouet, les deux transformant probablement la fibre de lin. Rébecca possédait un champ de lin et maîtrisait donc toutes les étapes menant à l’étoffe, de la culture de la plante, au rouissage de la fibre et au tissage. La question de la transmission est ici moins directe. Même si dans la société rurale du début du XXe siècle au Québec, la fabrication des textiles est attribuée aux femmes et que ce sont elles qui lèguent leur savoir à leurs filles, ce passage des connaissances a été interrompu par l’arrivée de la modernité. La grand-mère de Boisvert était chapelière et la mère de Boisvert n’avait pas d’intérêt particulier pour l’art textile. Toutefois, l’exposition de sa fille à la Biennale internationale du lin de Portneuf a été un déclencheur : sa mémoire a fait resurgir les histoires familiales occultées.
L’intérêt de l’artiste pour le passé s’étend aux techniques ancestrales utilisées pour fabriquer divers ouvrages, cols de vêtements, mouchoirs, napperons, etc. Elle procède à l’étude attentive des motifs anciens à partir d’archives numérisées comme celles du Textile Museum of Canada ou d’un objet familial – le chemin de table de sa grand-mère, par exemple. Ils sont alors agrandis et déformés puis reconstruits. La série des Cols (entamée en 2015), qui fait partie du corpus Les saisons du lin, sidère par l’inventivité de la démarche et la patience requise : jusqu’à un an pour produire une seule œuvre ! Si elle ne cultive pas le lin, Boisvert maîtrise quasi toutes les étapes de la fabrication : depuis la longue transformation du papier de lin en fil jusqu’à la teinture et au tissage manuel de ses œuvres. Pour les Cols, elle a fixé sur un mur un nombre considérable d’épingles sur lesquelles elle a enroulé son fil, en improvisant son motif. Une grande complexité du design en résulte et on pourrait s’absorber dans son décodage pendant des heures. Le col est métamorphosé, magnifié – hommage aux dentellières du passé et réinvention de la technique.
Le geste et le savoir-faire, mais pas nécessairement celui du passé, ont une signification primordiale pour l’artiste. En métiers d’art, le geste est essentiel, mais pas pour les arts visuels, qui se sont éloignés de cette attitude. En revanche, l’idée et l’originalité y prédominent. Mylène Boisvert se situe donc dans une position intermédiaire, où l’invention de nouvelles formes et d’une nouvelle technique à la base des œuvres se fait dans la répétition fondamentale et méditative du geste. Elle n’est pas seule dans ce cas de figure, partagé par un nombre grandissant d’artistes ayant une formation mixte, arts visuels et métiers d’art, et désirant inclure le geste dans leur pratique.
Les arts textiles, dans cette optique, ne sont donc pas des vecteurs passéistes, mais fournissent des possibilités de renouvellement et d’ouverture, tant aux métiers d’art qu’aux arts visuels. La reconnexion avec les façons de faire du passé, au lieu de les éliminer, maintient le lien et prépare l’émergence d’autres possibilités basées sur elles. Elle met aussi en lumière des présupposés sur le genre et les méthodes. Les gestes anciens étaient motivés à la fois par l’état de la technique d’alors et la tradition. La technicité d’aujourd’hui permettra des innovations qui ajouteront des strates de sens. C’est ce qui se trame dans le travail des artistes dont il a été question.