Internet n’est certes pas une structure neutre ; elle reflète sans contredit les biais des pouvoirs en place, de la force économique, d’une certaine discrimination et de partis pris de toutes sortes. Néanmoins, des artistes parviennent à se réapproprier la partialité d’Internet, notamment à travers les contenus de la culture populaire. Et que devient cette partialité lorsqu’elle se trouve filtrée, déconstruite, remise en contexte, hybridée ? Comment réussit-elle à devenir autre, à redéfinir des perspectives plus poreuses, à véhiculer une vision inclusive tout en nous retournant un miroir critique ? Dans son processus de déconstruction même, elle se rééquilibre. Tout comme les molécules reforment de nouvelles combinaisons à la suite de réactions chimiques, des contenus se réorganisent de manière à transformer les discours, rediriger les points de vue, les perspectives. La culture populaire est un matériau privilégié : non seulement elle se retrouve invariablement sur Internet sous diverses déclinaisons, déplacée vers les contextes les plus improbables, mais elle est aussi, le plus souvent, polysémique.

Le travail de Lorna Mills, artiste basée à Toronto, s’inscrit assurément dans cette logique de recyclage-remixage des contenus. On serait même tenté de dire qu’elle fait les poubelles d’Internet, ou les brocantes, pour utiliser une tournure plus chic. Ses œuvres constituées de GIF animés – pour Graphics Interchange Format, une forme d’artefact numérique low tech créé en 1987 – se présentent comme des collages schizoïdes et festifs, des agglomérats de plusieurs images en mouvement qui soulignent l’absurdité de notre monde, sa violence, mais aussi la beauté de son étrangeté et de sa trivialité. À la fois irrévérencieux, engagé et amusant, son travail nous renseigne sur l’état du monde dans ce qu’il a de distordu et de biaisé. Il nous renseigne aussi sur notre capacité à lire entre les lignes, ou plutôt entre les images : le collage
opérant par des associations d’idées plus ou moins structurées. Le GIF, par sa dimension ludique, est d’emblée accessible à presque tous les publics : ses références à la culture populaire constituent une porte d’entrée entrouverte pour une œuvre. Mills, cependant, génère des effets d’inversion qui nous font hésiter entre le sourire et le malaise. Ce malaise, c’est l’accès caché – la trappe sous le tapis – par lequel il se transforme lui-même en autre chose : une interrogation, un questionnement ? Pourquoi ces images interagissent-elles ? Quel est le lien qui les unit ? Que disent-elles les unes des autres ? D’un point de vue purement artistique, la mise en GIF de certains contenus devient un commentaire en soi : ce déplacement constitue un allègement qui, par effet de contraste, souligne l’aspect dramatique, violent ou vulgaire des contenus. Or, ce qui est vulgaire est par définition quelque chose qu’on a vulgarisé, c’est-à-dire rendu plus accessible parfois en le simplifiant ou en l’explicitant, l’amenant ainsi vers un public plus large. Même si on assimile spontanément ce terme à l’idée de grossièreté, il reste fondamentalement lié au fait que quelque chose – une information, une connaissance, un fait – soit répandu et devenu largement accessible.

Lorna Mills, Volare, Oh Oh (2015)

Vecteur d’accessibilité (quasi) mondialisée, Internet est le lieu de tous les contenus, qu’ils soient populaires ou pointus. Et à défaut d’une saine neutralité, la connectivité, elle, fonctionne à plein régime. Le travail de l’artiste montréalaise Sophie Latouche s’arrime notamment à ce fil conducteur qui est celui des dispositifs connectés, en particulier celui du téléphone portable qui revient régulièrement dans ses œuvres hybrides, entre dessins et images numériques, animées ou non. Le motif récurrent du cellulaire fonctionne à la fois comme un miroir et un trou de ver : c’est une interface entre soi et le monde. L’écran connecté est un portail ouvert sur le Web 24 h/24. Et la dimension portative du téléphone fait en sorte d’en garantir l’accès à tout moment, en tout lieu, dans une quasi-instantanéité.

Sophie Latouche, Women Eating Salad (2017)
GIF animé, 1920 x 1080 pixels
Hb no 6 / Hors page, Centre Clark, Montréal
Crédit : Sophie Latouche

Dans les œuvres de Latouche, cette hyperconnexion est étroitement liée à l’image de la femme, laquelle croise régulièrement le motif de la tête de chien – figure rassurante synonyme d’amitié inaltérable – ou encore l’altérité inquiétante de l’alien, créature indéterminée de notre imaginaire occidental. Et dans tous les cas, cette image est celle, subjective, du selfie. L’égoportrait comme point d’ancrage entre soi et Internet, comme geste prétexte permettant de démultiplier une image de soi qui se répand un peu partout, réseaux sociaux ou autres, et devient accessible à tous. Ce faisant, on fait de sa propre image une donnée, une information à faire circuler. On informe le monde de son existence : de sa physionomie, de ses préférences, de son caractère. Et le marchandage de cette information, qu’il ait lieu à notre insu ou non, vient concrétiser une sorte d’aura monétaire, une métavaleur qui devient l’ombre portée de notre double numérique. Latouche, tout comme Mills, intègre à son travail une iconographie et des références de la culture de masse, mais de manière à amplifier l’effet miroir de l’écran : s’y reconnaître devient alors notre propre condition d’existence, à échelle réelle. Des images comme celles des banques Shutterstock sont utilisées de manière récurrente dans ses GIF, vidéos ou autres collages numériques.

Ce faisant, l’artiste souligne la standardisation de nos références et le rôle que joue Internet dans ce processus de mise à plat : en renforçant certains stéréotypes, ces images référentielles pseudo-neutres qui font partie d’une certaine culture commerciale ne font que créer l’effet d’un miroir déformant auquel, lentement, nous nous accoutumons – comme le font nos yeux dans la noirceur au milieu de la nuit.

Le GIF, par sa dimension ludique, est d’emblée accessible à presque tous les publics : ses références à la culture populaire constituent une porte d’entrée entrouverte pour une œuvre.

À l’instar de Sophie Latouche, l’artiste américaine Faith Holland s’intéresse aux dispositifs technologiques qui nous connectent au monde. Ici, cependant, c’est tout l’éventail du hardware qui fait l’objet de déplacement de sens et de contexte et cela, tant à travers des œuvres Web que des vidéos ou un travail sculptural et d’installation. Le dispositif technologique comme fétiche – notion récurrente de sa pratique – s’y retrouve souvent à l’avant-plan, mettant en évidence notre relation ultra-ambigüe à la connectivité et ce qu’elle autorise ou censure. Internet comme lieu de tous les accès – et excès – excède nos désirs en leur donnant image avant même qu’on ait pu les imaginer. À la manière d’un chef d’orchestre, il nous conduit bien plus que nous ne le naviguons. Aussi, les œuvres que crée Holland nous invitent à porter un regard sur notre relation à Internet et certains de ses contenus, notamment pornographiques – dimension tabou de la culture de masse, faut-il le reconnaître : il serait hypocrite de le nier à une époque où même les préadolescents sont familiers avec ce type de contenu –, de même qu’à nos gestes et autres manipulations des dispositifs technologiques. Body Devices (2016), The Fetishes (2017) ou encore Wire Bath (2017) sont des propositions qui, justement, mettent en question cette dynamique d’interrelation alliant sensualité et connexion. Des gestes comme le scrolling, c’est-à-dire le défilement d’images, tout comme l’agrandissement d’images – faisant désormais partie intégrante de notre quotidien le plus banal – s’apparentent à des caresses, des touchers empreints de sensualité, de désir. L’ambiguïté que nous projetons sur nos objets connectés cristallise un souhait fusionnel qui travaille à notre insu : comme si, au plus près de la technologie numérique, se trouvait ce potentiel d’être que nous fait miroiter l’avenir lorsqu’on l’aperçoit dans l’œil techno-enthousiaste d’un futurologiste zélé. L’écrivain J.G. Ballard, plus modéré, parlerait peut-être d’un désir d’être transformé par la technologie ; alors que le réalisateur David Cronenberg insisterait possiblement sur notre propension à imaginer nos corps augmentés de prothèses, promesses de capacités démultipliées.

Faith Holland, Wire Bath (2017)

Jouant sur un autre registre que celui du désir et du corps, une œuvre comme Bullets and Bars (2019) de Holland – un hommage au Web des tout débuts – nous ramène à ce point de départ où Internet était l’espace non aseptisé de tous les possibles. À cette époque de précolonisation commerciale – vers le milieu des années 1990 – s’y développait aussi le reflet de soi, mais plus à la manière d’un scrapbook que d’un miroir sans tain où les GAFA scrutent nos moindres gestes. La personnalisation d’espaces individuels s’y apparentait alors à un savoir-faire do-it-yourself où la manipulation basique du code HTML était à la portée de (presque) tous. Est ainsi né tout un champ de la culture populaire numérique via la création d’une iconographie appartenant spécifiquement au Web. Et si à ce moment il était possible d’y entendre les voix individuelles de tout un chacun, le village qu’était alors Internet est bel et bien devenu une métropole dont l’extrême densité rend quasi invisible notre présence sur la place publique. Car il s’agit bien d’un espace public, même si celui-ci ressemble plus à un Times Square sous acide qu’à un petit marché tranquille le dimanche matin. Et en tant qu’espace public, comment pourrait-il être neutre puisque le propre de l’expression individuelle est d’être chargée d’affects ? Comme le suggère l’œuvre vidéo Died In Your Arms Tonight (Shell’s Place Page 29) du projet Shell’s web site lies in ruins (2019) d’Olia Lialina – artiste russe du Net art –, ce que nous retourne l’écran-miroir peut tout aussi bien appartenir au passé, ce qui ne l’empêche pas de continuer à résonner dans le présent telle l’obsédante mélodie d’une chanson pop des années 1980.