Comme Monet est identifié à Giverny, Riopelle peut l’être à Vétheuil, son village en France. L’exposition Autour de Vétheuil, à la Galerie Jean-Claude Bergeron (Ottawa), comprend dix estampes qui témoignent de l’attachement de l’artiste à la propriété où il a vécu de 1967 à 1989.

Débarquant en Normandie dans la France en ruine le 24 août 1946, Riopelle tombe sous le charme de la lumière irisée des rives de la Seine, où l’impressionnisme est né. « J’ai décidé que c’était en Île-de-France, là où la lumière est la plus belle, que je vivrais1. » Quelque vingt ans plus tard, la chance qui mit Giverny sur la route de Monet joue en sa faveur. La compositrice Betsy Jolas annonce à Jean-Paul et Joan Mitchell, compagnons de vie depuis 1958, qu’une propriété est à vendre dans le village de Vétheuil, à 60 kilomètres de Paris. Sise sur deux acres, elle comprend un bâtiment principal baptisé la Tour, une dépendance en pierres idéale pour l’installation d’un atelier, et en contrebas des jardins, donnant sur la route, la maison du jardinier et de la cuisinière (Jean et Raymonde Perthuis), celle-là même que loua Claude Monet en janvier 1878 et qu’il dut quitter en 1881, par défaut de paiement2.

Contrairement à lui, riches et célèbres, Jean-Paul et Joan (qui vient d’hériter de sa mère, veuve fortunée à Chicago) décident en 1967 d’acheter la Tour3, enchâssée dans un site admirable. Au pied d’un terrassement de la route coule la Seine, parsemée d’îles, où circulent péniches et chalands. Des coteaux relèvent la ligne d’horizon, sur laquelle se dresse, dominant le village du haut de ses cinquante marches irrégulières, la silhouette imposante de l’église Notre-Dame. D’où que l’on regarde, la vue enchante, mais la perspective privilégiée par Riopelle marie l’espace et le temps, le paysage et l’Histoire, dans la verticalité de son architecture édifiée du XIIe au XVIe siècle. S’il déplore dès son arrivée que « le Français n’est certainement plus un constructeur de cathédrale4 », c’est précisément parce qu’il admire les bâtisseurs et les artisans de telle bible de pierres. Monet vénérait au fil des heures et des saisons « sa » cathédrale de Rouen, Riopelle adore « son » église de Vétheuil. Il lui consacre quantité de dessins, de lithographies, de fragments et de collages, et même après avoir quitté Joan et la Tour, d’autres clochers en d’autres lieux le ramèneront à elle(s), en des variantes pour lesquelles il retrouve sa manière délicate, son trait subtil et broussailleux, l’impression réanimée par le souvenir à la recherche du temps perdu.

Clin d’œil de Riopelle à Monet

Dès 1970, il produit de l’église sa représentation la plus reconnaissable, déclinée en quatre versions. La lithographie en couleurs Vétheuil détaille la topographie du lieu et l’architecture. La façade Renaissance orientée à l’Ouest arbore un portail en plein cintre surmonté d’un fronton triangulaire et de balustres, ses niches latérales vidées de leurs statues par la Révolution. La tour carrée du clocher n’a jamais reçu sa flèche ascensionnelle. Le portail latéral reçoit la lumière du Sud, en haut de l’escalier qui exhausse le monument. Une affiche reprend le motif, qui annonce une exposition de quatre peintres et sculpteurs dont Yseult Riopelle, Rendez-vous à Vétheuil. Une carte de vœux en noir et blanc met en relief l’église et l’ornementation de la façade, agrandie dans une autre version sur carton en noir et rouge.

Quand Riopelle installe son atelier dans un immense garage acheté en 1972 à Saint-Cyr-en-Arthies, il se rapproche de la Tour et de son lieu d’élection. Il y aménage une mezzanine et un petit studio bien chauffé, voué au dessin de l’univers poétique qu’il voit de la fenêtre d’en haut. (Quand des constructions neuves viendront l’avilir, il ne voudra plus y monter…) Il dessine avec passion. Célébrant à sa manière le centenaire de l’impressionnisme (1974), il projette un « calendrier » qui évoque les transformations du paysage de mois en mois, le point focal de la veduta demeurant le clocher trapu du village et les toits d’un pâté de maisons. Leurs lignes droites émergent parmi le fouillis arqué des branches. Les Mois de Saint-Cyr resteront à l’état d’épreuves lithographiques. Heureusement, reprenant le concept, la Galerie Lelong imprime en 1985 un album de six lithographies en couleurs, Les Saisons de Saint-Cyr-en- Arthies (dont la no 6 intitulée Les Ravenelles), puis dans le même élan huit nouvelles lithographies consacrées à Vétheuil, principalement à l’église Notre-Dame. Il s’agit bien d’un clin d’œil de Riopelle à Monet, explicite dans le titre Vu de chez Monet, et d’une action de grâce à ce lieu qui semble lui être prédestiné. Vétheuil était son village en France. Les Péniches déploie le panorama vu en perspective plongeante sur les coteaux, la Seine, la campagne. La Vallée de la roche blanche restitue les plans d’un espace plus abstrait où l’on distingue encore dans le lointain l’église miniature. Vu de l’île change le point de vue et adopte du recul au niveau même du fleuve, masqué par la végétation hivernale. Le clocher de Vétheuil reposant sur un socle solide, la sécurité qu’il procure est renforcée par la symétrie de la composition, le minuscule signe qui le surmonte plaçant son alentour sous la protection… du coq girouette. Ailleurs, isolé entre chien et loup par l’ombre crépusculaire, le clocher ressemble à un campanile italien. Deux autres lithographies (non présentes à l’exposition) font porter l’intérêt sur l’abside de Notre-Dame.

Retour sur le temps perdu

Toutes ces lithographies sont « encadrées » par Riopelle de traits, points, touches délicates et précieuses simulant des feuilles d’or, des reliefs sculptés qui rehaussent l’image. Certaines graphies rappellent l’écriture morcelée de Monet quand il saisit les reflets, les rides de l’eau, les glaces en débâcle. Intimement, on ne peut manquer de voir dans cette série lyrique la nostalgie d’un retour sur le temps perdu. Car la boucle est bouclée. Riopelle avait quitté la Tour vers 1979 avec la jeune artiste américaine Hollis Jeffcoat, abandonnant « Joan of Art » en son donjon. Il revient sans cesse sur ses pas à Vétheuil. Ces passages presque quotidiens sont aussi des retours sur le passé, sur le retour des saisons, l’éternel retour immortalisé par l’œuvre. Quant à lui, quitté par Hollis, détruit par l’alcool et l’ostéoporose, c’est à Vétheuil qu’il chute en 1988, se brisant le dos. Quittant Vétheuil et l’Europe à tout jamais le 1er janvier 1990, il rappelle « El Desdichado » de Nerval, « le ténébreux, le veuf, l’inconsolé, le Prince d’Aquitaine à la tour abolie ». L’image du clocher sans flèche devient une métaphore obsédante qui « porte le soleil noir de [s]a mélancolie », celle qui l’habitait à Sainte-Marguerite-du-Lac-Masson.


JEAN PAUL RIOPELLE – AUTOUR DE VÉTHEUIL
Estampes originales
Galerie d’art Jean-Claude-Bergeron
150, rue St-Patrick Ottawa
Tél. : 613 562-7836
www.galeriejeanclaudebergeron.ca
Du 29 mars au 15 avril 2012

(1) Jean Paul Riopelle, Peinture 1946-1977, catalogue, Paris, Centre Georges-Pompidou, 1981, p. 86.

(2) Dans cette maison à la limite du village, Camille donne naissance à Michel Monet en mars 1878, puis elle y meurt en septembre 1879. Monet peint là des chefs-d’œuvre au ras de la Seine : glaces, débâcles, inondations, et des vues du village : La route à Vétheuil, Vétheuil sous la neige, Les coteaux de Vétheuil… On y reconnaît parfois le pignon de sa maison, et la tour de sa propriétaire, Madame Elliot. Toutefois, celle qu’il peint, à double tourelle pointue, n’est pas celle que Joan achète aux Schneider : elle a été reconstruite.

(3) « They could keep Frémicourt [leur appartement dans le 15e à Paris]. Joan bargained with Jean Paul : she would purchase Vétheuil if he paid for remodeling, utilities and maintenance » : Patricia Albers, Joan Mitchell Lady Painter, Knopf, New York, 2011, p. 312.

(4) Lettre à Paul-Émile Borduas du 5 septembre 1946.