« La beauté se présente souvent en morceaux. En énigme à résoudre. » – Jennifer Alleyn, Impetus. De l’élan à l’écran (Montréal : Somme toute, 2019)

Dans l’ancien atelier de son père, sur la rue Clark, Jennifer Alleyn s’affaire, avec l’aide de son complice Martin Dufrasne, à inventorier, interroger, assembler les morceaux d’une mémoire familiale encore vibrante. C’est à partir de ceux-ci que sera conçue l’exposition Morceaux sauvages, commissariée par Caroline Loncol Daigneault et qui sera présentée à la Galerie d’art Antoine-Sirois l’année prochaine. Fille unique des artistes Edmund Alleyn (1931-2004) et Anne Cherix (1938-), Jennifer Alleyn est maintenant la dépositaire de la panoplie d’objets, d’esquisses et d’archives photographiques que ses parents ont amassés au fil du temps. Tous unis par leur appartenance à un même horizon familial, ces fragments ont des statuts divers : les objets utilisés par ses parents dans leur vie quotidienne, avec lesquels Jennifer Alleyn a elle-même grandi, ont une valeur intime évidente ; les esquisses et notes de son père sont les précieuses traces d’une œuvre reconnue par l’institution, inventoriée et archivée avec soin ; finalement, les rares échantillons de l’œuvre de sa mère font signe vers la grande inventivité d’une artiste prolifique, mais en partie restée dans l’ombre. L’exposition à venir, qui inclura sculpture, photographie et vidéo, obéit à une double impulsion : il s’agit, pour l’artiste, de réfléchir au meilleur usage d’un héritage dont elle se sent responsable, mais également de questionner la « permanence du regard1 », la manière dont sa propre pratique est influencée par le legs artistique de ses parents2.

Vue de l’exposition Le Catalogue des traces de Jennifer Alleyn (2022)
Centre Culturel Yvonne L. Bombardier
Photo : Jennifer Alleyn

DES LIENS INCONSCIENTS

Certains échos entre la pratique de Jennifer Alleyn, celle de son père et celle de sa mère laissent penser qu’il y aurait, dans les familles d’artistes, une transmission inconsciente d’une mémoire visuelle de génération en génération. En 1974, dans son exposition Une belle fin de journée, Edmund Alleyn présente des personnages peints grandeur nature sur plexiglas. Ces images d’hommes, de femmes et d’enfants tirées de photographies qu’il a prises dans des espaces publics sont disposées dans une salle où sont exposés six grands tableaux représentant des couchers de soleil, dans un dialogue mi-ironique, mi-sincère par lequel il cherche autant à redécouvrir son pays de naissance qu’à remettre en question sa pratique artistique. Conçue après un séjour de quinze ans en France, cette exposition se présente en effet comme une enquête sur ce lieu qu’il retrouve, le Québec, et ceux qui y vivent.

Anne Cherix, Blanc Seins ! (1965)
Tapisserie, fil, tissu, cotton, techniques mixtes
© Jennifer Alleyn


Les parallèles entre l’exposition de 1974 et le projet le plus récent de Jennifer Alleyn, Catalogue des traces, sont frappants. Présenté en 2022 dans le cadre de l’exposition collective ENSEMBLE, au Centre culturel Yvonne L. Bombardier, à Valcourt, le Catalogue des traces intègre de grandes photographies de travailleurs étrangers installés dans la région. L’artiste a réalisé avec eux une série d’entretiens, puis elle a dressé la liste des objets qu’ils ont laissés derrière eux, abordant ainsi les questions de la mémoire et du déracinement. On peut penser que les personnages d’Edmund Alleyn, conçus lorsque Jennifer était enfant, font partie d’un bagage d’images qui aurait habité cette dernière à son insu.


Au-delà des correspondances évidentes des représentations humaines grandeur nature, Catalogue des traces s’inscrit également dans la trajectoire familiale par l’entremise des concepts qu’il explore. Fille d’une immigrante suisse, Jennifer Alleyn est habitée par les thèmes de l’exil et de la perte, et se nourrit des rencontres entre cultures. En arrivant à Montréal, Anne Cherix avait spontanément cherché à comprendre sa société d’accueil et à donner forme à ses découvertes et questionnements dans son art, ce qui avait mené à la création, dans les années 1970, du corpus Immigrante reçue, présenté des années plus tard à la galerie Visual Voice (2014). D’un exil à l’autre, les trois membres de la famille Alleyn-Cherix ont tenté, dans leur pratique, de penser leur inscription dans un lieu et une époque, nouant des rapports changeants entre plongée en soi et ouverture à l’autre.

ARCHÉOLOGIE DE L’INTIME

À cette première forme de transmission entre générations, qui agirait de manière souterraine, fait pendant une deuxième forme, que l’on pourrait dire archi-consciente : être une artiste enfant d’artistes invite inévitablement à remonter aux sources de sa vocation. Cette réflexion avait déjà été entamée par Jennifer Alleyn dans son film L’atelier de mon père (2008), dans lequel elle tentait, en revisitant la vie et l’œuvre d’Edmund Alleyn, de saisir ce qu’il avait voulu transmettre par sa pratique. L’exposition Morceaux sauvages posera à son tour, en l’élargissant, la question de l’héritage. Les objets et les œuvres choisis, puis assemblés dans une installation sculpturale seront l’expression ouverte et mouvante d’une enquête intime qui ne peut pas tout à fait aboutir. L’œuvre peut être considérée comme une sorte de tombeau vivant dédié à la mémoire de ses parents. L’artiste invitera les spectateurs et spectatrices à être témoins d’une recherche en action, dont l’aboutissement est laissé en suspens : « l’œuvre finie ne résout pas forcément l’énigme de départ. Peut-être même qu’elle ne fait que la transmettre, la porter plus loin3 ».


Cette démarche n’a pas toujours été au cœur des préoccupations de Jennifer Alleyn. L’enjeu du legs semble ainsi faire retour après une période de latence où se jouait davantage la quête d’une identité artistique propre. De fait, à ses débuts, elle s’est d’abord appliquée à définir la singularité de son regard en tant qu’artiste, ce qui revenait en partie à réfléchir à ce qui le différenciait de celui de ses parents. Si l’horizon familial nourrissait l’œuvre, c’était, pour ainsi dire, en négative. À vingt-deux ans seulement, diplômée du programme de cinéma de l’Université Concordia, Alleyn participait à l’émission La course autour du monde et tournait sa caméra vers l’autre pour trouver son propre langage. Aujourd’hui, alors qu’elle assume de plus en plus sa trajectoire vers les arts visuels – la discipline de ses parents –, elle se demande si ceux-ci lui ont légué une certaine vision du monde, vision qui s’exprimerait dans son travail artistique.

Edmund Alleyn, Une belle fin de journée (1974)
Plexiglas, huile sur canvas
© Edmund Alleyn

INCARNATIONS DU LEGS

Il n’y a évidemment pas de réponse simple à ce questionnement. Cela dit, un des éléments que retient Jennifer Alleyn consiste en l’intuition, transmise par ses parents – mais peut-être plus directement par sa mère, qui créait à partir de matériaux toujours changeants –, que tout est matière à art. Cette idée est chère à la documentariste des débuts (dont la caméra était toujours prête à capter le surgissement de la vie) comme à l’artiste derrière les dernières installations, qui intègre des fragments du quotidien d’abord conservés sans intention précise, puis transformés en œuvres d’art : les notes manuscrites de La Mue (2016) ; les objets prêtés par la communauté de Valcourt, dans Catalogue des traces ; les archives héritées de ses parents, dans Morceaux sauvages.

Ce qui frappe peut-être le plus, quand on se penche sur l’œuvre de Jennifer Alleyn, surtout celle des dernières années, c’est la place prédominante qu’y ont l’assemblage et la fragmentation. « Je grappille et je glane pour assembler et donner un sens au désordre4 », écrira l’artiste pendant la préparation de son film Impetus (2019). Le geste de rapiécer est partout, qu’il s’incarne dans le travail du montage ou dans le fil, plus matériel, de la couture auquel a eu recours l’artiste dans son œuvre La Mue, grande courtepointe de papier qui évoque les nombreuses courtepointes réalisées par Anne Cherix au cours de sa vie. On pourrait presque dire que le motif du fil, ou du lien, qui revient fréquemment dans le travail d’Alleyn, est la transposition formelle et thématique de la transmission générationnelle qui est à l’œuvre.

L’idée de cet article émane du travail de recherche de Caroline Loncol Daigneault. Cette dernière est commissaire de l’exposition Morceaux sauvages de Jennifer Alleyn qui sera présentée à la Galerie d’art Antoine-Sirois (Université de Sherbrooke) en 2024.

1 Selon la description du projet rédigée par Jennifer Alleyn, à laquelle j’ai eu accès dans le cadre de l’écriture de ce texte.

2 Certains des propos mentionnés dans cet article ont été recueillis lors d’une discussion avec Jennifer Alleyn, le 23 juin 2023.

3 Jennifer Alleyn, Impetus. De l’élan à l’écran (Montréal : Somme toute, 2019), p. 135.

4 Ibid.