De la transmission à la filiation
C’est en travaillant à une monographie sur ses cinquante années de pratique que l’artiste et ancien professeur en arts visuels Denis Rousseau et moi-même avons plongé dans le sujet de la transmission. Ne s’étant jamais considéré comme une figure d’autorité, Rousseau était réticent à associer son expérience d’enseignement et de direction de maîtrises à celle de la transmission, qu’il percevait comme unidirectionnelle. Nous avons alors nuancé le propos en parlant plutôt d’une « transmission réciproque » ayant pris naissance dans le cadre institutionnel de l’école d’art. Sous le couvert de cette discussion se cachait une intention précise de ma part : inviter Rousseau à commissarier, pour la Salle Alfred-Pellan de la Maison des arts de Laval, une exposition fondée sur son expérience d’enseignant en arts visuels. Ma proposition était de faire du processus commissarial le terrain d’observation des relations de transmission qui ont été engendrées par le milieu de l’enseignement des arts et qui, dans certains cas, ont été transformées en relations de filiation.
Un terrain d’observation
Dans la préparation de cette exposition, j’ai le privilège de tenir plusieurs rôles en périphérie des relations en jeu : j’agis comme initiatrice, catalyseur et observatrice du projet, en plus d’accompagner le commissaire Rousseau. Avec cette invitation « humanisante1 » faisant fi des conventions habituelles (institutionnelles, artistiques, médiatiques), nous avons pris ensemble le risque d’un commissariat dont la cohérence ne résiderait que dans l’esprit de communauté multigénérationnelle s’en dégageant, lequel illustrerait les relations privilégiées construites dans le cadre formel de l’école d’art, puis dans la vie d’artiste.
La constitution d’une communauté
C’est en mettant sous la loupe ses rencontres les plus significatives avec des étudiants et étudiantes que Rousseau a amorcé ce travail de commissariat atypique. Avec la distance des années, nous avons souhaité observer les rapports de savoir et de pouvoir entourant la transmission en école d’art, puis de les revisiter au présent, cette fois sur le terrain de la filiation. Six artistes de différentes générations et aux pratiques diverses ont été invités à collaborer à l’exposition Passeurs Passeuses2, qui résultera de cette démarche: Helena Martin Franco, Farouk Kaspaules, Éric Ladouceur, Tin Yum Lau, Karine Payette et Jean-Jacques Ringuette. Ces artistes ont été des étudiants et étudiantes de Denis Rousseau à l’Université d’Ottawa (entre 1979 et 1988) ou à l’Université du Québec à Montréal (entre 1991 et 2012).
Quelques sessions de travail ont été nécessaires pour circonscrire les paramètres présidant au choix des artistes. Rousseau s’est d’abord attardé aux affinités plastiques et artistiques partagées — travail tridimensionnel, utilisation de matériaux inédits, cinétisme, ludisme. Toutefois, son choix définitif s’est arrêté sur la qualité de leurs échanges et les quêtes personnelles qui les ont rapprochés. Rousseau s’est posé cette question éloquente pour le sujet qui nous préoccupe : « Avec qui ai-je appris le plus ? » Nous avons bien compris que le professeur tablait sur des relations dans lesquelles les savoirs et les pouvoirs sont équitablement distribués3.
Ainsi, au fil des discussions, ce sont les affinités électives qui ont été déterminantes dans la sélection des artistes, car elles transcendent chacune des pratiques, incluant celle de Rousseau : l’importance du sentiment d’appartenance et d’acceptation, l’ouverture à l’autre, et l’éclatement des contraintes (artistiques, culturelles, politiques, religieuses ou de genre).
Afin de rendre palpable l’idée de cette communauté multigénérationnelle, une première rencontre de groupe a été organisée avec les six artistes retenus. D’entrée de jeu, Rousseau a réitéré son rejet du rôle hiérarchique de mentor pour souligner les diverses influences qu’ils et elles ont exercées sur sa propre pratique et sur sa vision du monde. D’origine franco-ontarienne, il a toujours été sensible aux questions liées à l’identité et à la religion, qui définissent et confinent un peuple, de même qu’aux quêtes d’intégration, d’affirmation culturelle et de genre qui en découlent. Il admire Farouk Kaspaules, exilé d’un Iraq aujourd’hui disparu, qui a choisi l’art comme instrument de mémoire4. Grâce à son amitié avec Tin Yum Lau, lequel l’a guidé dans sa préparation d’un voyage en Asie, Rousseau a réalisé à son retour la série Rouge (2000-2002), qui évoque le cycle de la vie. Avec Helena Martin Franco et Jean-Jacques Ringuette, il partage un désir élusif d’émancipation de l’héritage religieux.
De l’école d’art à l’atelier : du pourquoi au comment
L’expérience d’enseignement relatée par Rousseau semble s’opposer au cadre institutionnel de l’école, lieu d’apprentissage, d’évaluation et de jugement. Rousseau a préféré une pédagogie horizontale, pour s’éloigner catégoriquement du rapport historique maître-élève et valoriser l’autodidaxie. « L’art ne s’enseigne pas ! » lançait-il à ses étudiants et étudiantes.
Rousseau a longtemps évolué hors des mouvances artistiques, heureux dans la marge, conservant sa liberté pour l’offrir à qui la désirait. Aujourd’hui, si on lui pose la question « pourquoi faire de l’art ? », il répond : « Pour s’assurer que la liberté existe ! » Il n’est donc pas surprenant que la devise « liberté de pratiquer » ait été adoptée par ses ex-étudiants et ex-étudiantes, tout comme le désir « d’autoriser la liberté ». Ce dernier a été significatif dans le travail d’Helena Martin Franco. Pour l’exposition, elle revisitera l’œuvre5 réalisée pendant sa maîtrise, qui s’attachait à créer des espaces de parole et d’écoute pour des personnes immigrantes. En promulguant la liberté de l’art, Rousseau encourageait l’idiosyncrasie de l’artiste. L’école d’art devenait ainsi pour plusieurs le lieu de création d’une première communauté.
Bien qu’il se soit appliqué à brouiller la ligne séparant le maître de l’élève, les témoignages recueillis ont montré l’ascendance certaine de l’enseignant. Grâce à Rousseau, les artistes ont eu le sentiment d’être vus et respectés pendant leurs années universitaires. « Denis m’a fait comprendre que ma pensée s’organisait en spirale », souligne Karine Payette. Du coup, au lieu de tenter de dompter la structure singulière de la formation de ses idées, elle s’est fait confiance. Pour Éric Ladouceur, la diversité des matériaux et des techniques ainsi que la présentation de sujets parfois extrêmes, dans les œuvres de Rousseau, entre autres, ont galvanisé son désir d’exploration de matières non traditionnelles et de thèmes plus risqués.
Les discussions se sont poursuivies au cours d’entretiens non dirigés dans l’atelier de chacun des artistes. À titre d’observatrice, j’ai pu aisément constater l’évolution de la relation « enseignant-artiste » à une relation « artiste-artiste ». La visite en atelier agissait comme l’ultime validation. Hors de l’école d’art, les questions ont naturellement glissé du scolaire « pourquoi ? » vers un curieux « comment ?6 », une interrogation empreinte de l’ouverture d’un artiste envers un et une autre.
Après l’école, la filiation
Pour l’exposition Passeurs Passeuses, Rousseau travaille à une œuvre intitulée Passage, une installation composée d’une vidéo et de sculptures au sol, dans lesquelles il assemble des formes évoquant les flammes et les âmes de Rouge, ici raccordées les unes aux autres dans un réseau de couleurs vives. En acceptant l’invitation de leur ancien enseignant, les six artistes s’inscrivent dans ce réseau et dans « une collaboration qui est une amitié qui est une conversation qui est un livre qui est une œuvre d’art7 », faisant circuler généreusement les idées et les influences. Dans ce mouvement, les six artistes deviennent, à leur tour, des maillons d’une chaîne de passeurs et passeuses, en invitant des artistes qui les ont inspirés à participer à une exposition parallèle.
Avec l’œuvre Passage et l’exposition Passeurs Passeuses, Rousseau souhaite témoigner du geste de « passer au suivant », du legs que l’on espère transmettre, dans l’esprit de la filiation. Même si « l’art ne s’enseigne pas », il doit devenir source de ferveur et de liberté.
1 Dixit Éric Ladouceur, l’un des six artistes choisis pour participer à l’exposition.
2 L’exposition Passeurs Passeuses sera présentée à la Salle Alfred-Pellan de la Maison des arts de Laval, du 28 janvier au 7 avril 2024.
3 Sur ce sujet, lire : Jérémie Vandenbunder, « Peut-on enseigner l’art ? Les écoles supérieures d’art, entre forme scolaire et liberté artistique », Revue française de pédagogie, no 192 (juillet-août-septembre 2015), doi.org/10.4000/rfp.4805.
4 …and at night we leave our dreams on window sill, memory of a place (2000). Collection de la Galerie d’art d’Ottawa.
5 La visite : gris intégral (2009).
6 Thierry de Duve, Faire école (ou la refaire ?) (Paris : Les presses du réel, 1992); cité dans Frédérique Joly, Enseignant.e.s en écoles d’art : Enquête sociologique sur les enseignant.e.s des écoles supérieures d’art (Paris : L’Harmattan, 2020), p. 165.
7 Fanny Drugeon, « Etel Adnan & Lynn Marie Kirby: Oracular Transmissions », Critique d’art, « Toutes les notes de lecture en ligne », doi.org/10.4000/critiquedart.68253.