Jeudi vendredi il pleut : dialogues à partir de l’exposition d’un seul souffle de Sophie Jodoin
Nous passons, Sophie et moi, chacune plus de temps à écouter le vent s’engouffrer dans les rideaux à la fenêtre qu’à nous répondre. Dans la salle d’Artexte où est présentée son exposition d’un seul souffle, je me prends à imaginer que c’est la même chose pour toutes les femmes artistes dont le travail est présenté. Je pense : ce matin, en regardant l’orage tomber et l’eau s’infiltrer sous le balcon couvert, est-ce que je n’étais pas déjà en train d’amorcer un dialogue avec les œuvres auxquelles je m’attarde ? Je me mets à pleurer.
Aube, nuages nocturnes, nuée d’oiseaux sont projetés sur l’écran posé sur le sol, tel un livre ouvert qui se tient debout. Comme à l’extérieur, dans la pièce tout est noir, blanc, gris.
Sophie m’écrit : « J’ai hâte de voir comment les corps spectateurs s’inséreront dans le travail1. »
L’image d’une silhouette au sommet d’une montagne me fait penser à celle de ma grand-mère, et celle de paumes ouvertes me rappelle les mains de ma sœur quand elle a tenu un oiseau blessé. Une trame sonore à deux notes, semblable à une inspiration succédée d’une expiration, traverse l’espace-galerie et révèle des cicatrices, des épines, des peines, des plénitudes qui me semblent familières. Avec elles, je vieillis au rythme des arbres qui me sont donnés à voir. Je touche à mon immensité.
Cette porosité que je ressens s’oppose à la conception moderne occidentale selon laquelle le sujet serait « clôturé sur lui-même, abrité derrière sa gangue de chair2 ». Dans un article où elle s’attarde à ce qui permet d’appréhender la peau autrement qu’en tant que frontière physique, la psychologue Florence Vinit reconnaît que certaines œuvres d’art font expérimenter une dilatation de soi. Le vertige que j’éprouve en laissant mon corps héberger les mots et les images des artistes a à voir avec une sorte d’excitation. Il est la conséquence de cette reconnaissance que nous existons en continuité. Comme l’écrit Évelyne de la Chenelière, « le vertige de la perpétuité à rebours est bien plus grand que celui de la perpétuité à jamais. C’est toujours, mais par en arrière et par en avant en même temps. C’est l’infini dédoublé3. » L’œuvre me le donne à ressentir.
Dans Nos cabanes (2019), l’essayiste Marielle Macé réfléchit à cette dissolution de l’individualité comme à une sorte d’assomption, ou à tout le moins un affranchissement, puisqu’elle nous invite à imaginer de nouvelles manières d’habiter notre monde abîmé afin qu’il ne nous abîme pas démesurément en retour. La clarté que nous gagnerions en faisant le souhait de nous épargner n’est pas une mise à l’écart qui nous rendrait indifférent·e·s aux enjeux criants de nos environnements. Plutôt, la conscience aiguë de notre vulnérabilité, envisagée ni en tant que faille ni en tant que conséquence, mais comme la condition même de nos existences, nous rendrait sensibles à ce qui, dans l’autre et dans la nature, est fragile. Dès lors que nous cessons de croire que nos états nous appartiennent en propre, nous nous mettons à nous concevoir plus largement. Cela nous inciterait à prendre soin du « parlement des vivants » dont nous faisons partie.
En ce sens, d’un seul souffle admet que l’altérité est truffée de ce qui nous rend semblables et, ce faisant, fonde une sororité qui constitue ce que Macé appelle une « cabane », un abri, une protection. Bien sûr, cette conscience et cette mise en œuvre soignée du fait que nous sommes profondément relié·e·s ne prétend pas guérir toutes nos blessures – je ne crois pas que ce soit l’effet souhaité. Toutefois, rendre manifeste notre interconnexion a pour effet de rendre vital le fait de signaler, d’accuser, de répliquer à la violence faite aux vie4 pour « rendre plus difficiles les gestes saccageurs5 ».
Dans son ouvrage Carthographie des vivants (2018), la poète Sarah Brunet Dragon poursuit cette réflexion. Elle envisage l’écriture comme une pratique attentionnelle par laquelle nous sommes appelé·e·s à reconnaître et à rétablir ce qui nous relie. Elle écrit : « Pour aimer, il faut d’abord prendre conscience de l’autre (je ne mets pas de majuscule, mais je parle de l’autre comme écriture, comme lecture, comme arbre ou fleur, et aussi l’autre comme personne)6. » Le récit que crée Sophie en tissant les images et les mots d’artistes qui ne se connaissent pas et qui pourtant œuvrent dans un même esprit témoigne de cette curiosité pour ce qui nous tient les un·e·s les autres. Ce chant polyphonique qu’elle nous offre rend compte de l’amour pointé par Brunet Dragon.
L’ouverture à l’autre qui transforme la conception du sujet individuel en sujet collectif ne vient donc pas d’une volonté égotique d’étendre son règne, mais de l’altruisme. Macé rappelle que « “nous” ne désigne pas une addition de sujets (“je” plus “je” plus “je”…) mais […] le résultat d’un “je” qui s’est ouvert (ouvert à ce qu’il n’est pas), qui s’est déposé au-dehors, élargi7 ». Le travail qui dépoussière les archives des artistes canadiennes témoigne de ces considérations.
Sophie m’écrit : « J’ai voulu faire une lecture affective des archives, reconnaître la vitalité des voix qui étaient silencieuses ou même invisibles dans les dossiers. » Ce faisant, elle s’oppose à ce que les œuvres et les artistes qui les ont mises au monde mènent une existence fantomatique. Dans son roman Cet absent-là (2004), Camille Laurens écrit : « qu’est-ce qui nous blesse sinon la transparence où nous sommes laissés8 ? » pour expliquer la douleur ressentie lorsque nous sommes abandonné·e·s à nous-mêmes. En faisant voir les relations d’appartenance qui réunissent poèmes, sculptures et photographies, indépendamment de leur époque de production, le travail de Sophie crée des relations intimes qui me font goûter à l’élargissement. Il est ce par quoi je déconstruis cette idée selon laquelle échouer à faire de mon corps une forme séparée de ce qui l’entoure est une impuissance. J’apprivoise le fait d’être pénétrable comme une manière d’être au monde qui permet d’« accéder à un corps transparent (où la peau ne fait plus écran) et [à] un corps reconfiguré ([…] par un élargissement de ses limites)9 ».
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Sophie m’écrit : « Autorise une voix nue. N’en fais pas trop. Surtout, n’aie pas peur du dépouillement. »
La quiétude et la lenteur que je rencontre dans d’un seul souffle délie ma présomption selon laquelle nous penser collectivement requerrait la mise en place de multiples actions et nous enliserait dans un essoufflement constant. Bâtir un refuge serait avant tout un exercice de simplification ; il faudrait reconnaître ce qui fait l’unicité de nos voix, mais aussi le souffle indispensable qui leur permet de s’élever. Il est leur condition commune et ce par quoi elles se lient.
Sophie m’écrit : « Ce qui est douloureux dans le travail c’est la structure, le rythme qu’on souhaite donner au souffle. C’est de vouloir réécrire ce qui nous traverse, ce qui entrera dans le corps de l’autre. Les liaisons sont partout : elles sont physiques, physiologiques, psychologiques, filiales… Nous nous inscrivons dans quelque chose qui est vivant. d’un seul souffle a été inspiré par ma mère, mais à une certaine période du processus, le récit a choisi pour moi. Je me suis laissée faire. » Il en résulte le tissage d’états de corps. Peut-être cette conjecture, cette conscience que nous appartenons « à une chose plus vaste et déjà en marche10 », peut-elle devenir une forme d’approche, un angle à partir duquel échanger, à partir duquel bâtir des œuvres-abris ?
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Comment parler de l’affect aujourd’hui ? Comment montrer la perte ? Comment partager ce qui nous émeut, ce qui nous bouleverse, ce qui nous constitue au-delà de nos histoires personnelles, si nous ne souhaitons pas les crier ?
Sophie m’écrit : « Le temps nous traverse et nous construit. Il y a tellement de questions que je voudrais te poser. Notre correspondance est lente, mais elle me va très bien. J’ai ce réflexe de trop parler. J’apprivoise notre retenue. »
En 2013, Marguerite Duras et Xavière Gauthier ont entretenu une conversation dont la retranscription constitue l’ouvrage Les parleuses. Dans la préface, Gauthier explique qu’elle a choisi de ne pas chercher à rafistoler les moments où l’enregistrement avait été interrompu, car elle considère que les trouées, « les ratés de la parole claire, limpide et facile11 » font partie, et sont peut-être l’essentiel, de ce qu’elles se sont dit. Elle écrit que comparativement au fait que les « mots pleins et bien assis ont de tout temps été utilisés, alignés, entassés par les hommes, le féminin pourrait apparaître comme cette herbe un peu folle, un peu maigrichonne au début, qui parvient à pousser entre les interstices des vieilles pierres et – pourquoi pas ? – finit par desceller les plaques de ciment, si lourdes soient-elles, avec la force de ce qui a été longuement contenu12 ». Le collage filmique d’un seul souffle multiplie les failles, les blancs, les espaces, et fait confiance aux instants de présence quotidiens. Il ne se hâte pas. Il semble me dire : ce que tu ne vois pas encore requiert que tu développes de la patience ; sois attentive, « l’invisible n’est pas la négation du visible : il est en lui, il le hante, il est son horizon et son commencement13 ».
1 Toutes les paroles rapportées sont tirées d’une correspondance amicale entre Sophie Jodoin et Sarah Boutin s’étant déroulée de mars à août 2023 et ont été retravaillées.
2 Florence Vinit, « Histoires d’enveloppe : Considérations médicales et artistiques sur la peau », RACAR : revue d’art canadienne/Canadian Art Review, vol. 33, nº 1/2 (2008), p. 102-105.
3 Évelyne de la Chenelière et Justin Laramée, Nous reprendrons tout ça demain (Montréal : Atelier 10, 2016), p. 39.
4 Marielle Macé, Nos cabanes (Lagrasse : Verdier, 2019), p. 30.
5 Ibid., p. 40.
6 Sarah Brunet, À propos du ciel, tu dis ; suivi de, Cartographie des vivants, Mémoire de maîtrise, Université du Québec à Montréal, 2015, p. 141.
7 Marielle Macé, Nos cabanes, op. cit., p. 20.
8 Camille Laurens, Cet absent-là (Paris : Gallimard, 2006), p. 15.
9 Florence Vinit, « Histoires d’enveloppe », loc. cit., p. 104.
10 Évelyne de la Chenelière et Justin Laramée, Nous reprendrons tout ça demain, op. cit., p. 12.
11 Marguerite Duras et Xavière Gauthier, Les parleuses (Paris : Éditions de Minuit, 2013), p. 8.
12 Ibid.
13 Nicolas Lévesque, Le deuil impossible nécessaire (Montréal : Nota bene, 2013), p. 107