La décolonisation des institutions artistiques est-elle possible ? Une discussion avec Abbas Akhavan, Manuel Mathieu, Skawennati et Karen Tam
Par souci de transparence, j’aimerais préciser que je suis la directrice et commissaire d’une petite, mais puissante institution artistique dédiée à la présentation de l’art contemporain. Lorsque Vie des arts m’a approchée pour parler à des artistes méritant l’équité1 de leurs expériences avec les institutions artistiques, j’ai voulu m’assurer que cette discussion concerne l’ensemble des organismes artistiques plutôt que de se concentrer uniquement sur le Musée d’art contemporain de Montréal, car s’attaquer aux forces colonisatrices de façon significative est, ou devrait être, une priorité pour nous tou·te·s.
Plus que jamais, nous pouvons affirmer que les organismes artistiques, grands ou petits, sont tenus pour responsables par les artistes, les travailleur·euse·s culturel·le·s et les publics de leurs limitations et de leurs pratiques façonnées par des siècles de colonisation, lesquels ont renforcé les biais conscients et inconscients sous-tendant le racisme systémique ou d’autres formes de discrimination. La London Metropolitan University définit la décolonisation ainsi :
La décolonisation consiste généralement à retirer aux envahisseurs leur autorité politique, militaire et gouvernementale sur un territoire colonisé. Cependant, la décolonisation de l’éducation est souvent comprise comme le processus par lequel nous repensons, recadrons et reconstruisons les programmes et la recherche qui préservent les perspectives coloniales centrées sur l’Europe. Nous ne devons pas la confondre avec la « diversification », puisque la diversité peut encore exister au sein de ces partis pris occidentaux. La décolonisation va plus loin et plus en profondeur en remettant en question la hiérarchie institutionnelle et le monopole sur le savoir, et en se détachant du cadre occidental.2
Bien que cette définition concerne la décolonisation de l’éducation, elle peut être utile pour comprendre de quelle manière ce processus se met en œuvre dans les musées et les autres organismes artistiques. Qu’est-ce qui entre en jeu si la décolonisation n’a pas lieu ? Demandez à quiconque dirige une institution artistique de vous parler de ses « indicateurs de réussite » et c’est certainement la fréquentation qui sera en tête de liste. La population occidentale étant plus que jamais constituée d’Autochtones et de personnes noires ou de couleur, la décolonisation est essentielle si les institutions artistiques veulent demeurer pertinentes et attirer un public plus nombreux. Comme la définition l’indique, la décolonisation va « plus loin et plus en profondeur », et elle doit être motivée par la conviction fondamentale que l’art s’adresse et appartient à tout le monde.
Puisque des centaines d’années de colonisation ont mené à une mentalité si profondément enracinée qu’elle est devenue normalisée et invisible, il est évident que le processus s’accomplira sur de nombreuses générations. Dans cette optique, comment les organismes artistiques, y compris les musées, les fondations, les centres d’artistes autogérés, les galeries publiques et les initiatives indépendantes, peuvent-ils envisager une évolution significative ? Durant les derniers jours de 2023, j’ai discuté de ces questions avec Abbas Akhavan, Manuel Mathieu, Skawennati et Karen Tam – des artistes de renom qui ont présenté leur travail dans une panoplie de lieux, à l’échelle tant nationale qu’internationale. Ce sont aussi des personnes avec qui je suis amie – certaines depuis des décennies, d’autres depuis quelques années, mais la confiance est établie avec chacune d’entre elles. Voici leurs perspectives, leurs idées et les perles de sagesse qu’iels ont récoltées à partir de leur expérience et ont généreusement partagé avec moi.
Cheryl Sim (C. S.) — Est-il possible pour les organismes artistiques de se décoloniser ?
Manuel Mathieu (M. M.) — Les [institutions] doivent commencer là où elles se trouvent. C’est-à-dire, à quel point sont-elles, ou peuvent-elles être, conscientes de leur participation à un plan d’action imprégné du colonialisme ? Quels sont les biais – de quelle manière la culture de cette institution est-elle ancrée dans un sentiment de supériorité qui façonne les règles à travers un regard occidental ?
Skawennati (S.) — J’ai fait appel à mon professeur de langue mohawk pour traduire quelque chose. Il m’a demandé : « Le mot “décoloniser” y figure-t-il ? Parce qu’avec la façon dont fonctionne notre langue, cela prendra une page entière seulement pour ce mot. » Il n’existe pas d’équivalent pour « décoloniser » dans notre langue. J’ai vu quelqu’un écrire « réautochtoniser », ce que je trouve excellent.
Karen Tam (K. T.) — Pour moi, la décolonisation signifie d’être au fait des biais personnels et institutionnels, et de s’efforcer de désapprendre et d’apprendre à reconnaître les biais inconscients que nous avons pour ensuite adopter des mesures réfléchies [afin de remédier] aux accès limités ou aux barrières auxquels font face les artistes, les professionnel·le·s de l’art et les publics PANDC3. L’un des aspects de la décolonisation consiste à réfuter cette unique voix de l’histoire « officielle ».
Abbas Akhavan (A. A.) — J’ai observé que des mots puissants, tels que « décolonisation », « patriarcat » ou « féminisme », par exemple, ont été récupérés et sont maintenant dénués de sens ; ils tombent en sourdine dans les oreilles des personnes sur la défensive ou sont parfois utilisés comme un raccourci pour acquérir une valeur dans le monde de l’art.
S. — Je ne pense même pas pouvoir me déchristianiser. J’ai l’impression d’être entachée par le christianisme. Nous ne délogerons jamais cette tache, mais nous pouvons progresser vers une égalité des chances.
C. S. — Comment s’est déroulée votre expérience de travail avec les institutions culturelles, grandes ou petites ? Qu’avez-vous observé ?
K. T. — Dans les musées, il y a des expert·e·s, mais puisque je réfléchis beaucoup à la communauté et que je fais des œuvres à propos de celle-ci et de l’histoire, je me demande : « Qui est un·e expert·e ? » Qui est l’expert·e des récits d’une communauté ? Y a-t-il moyen d’élargir cette expertise afin qu’il n’existe pas uniquement cette voix institutionnelle ?
M. M. — La relation que vous avez avec un·e commissaire dictera votre point de vue sur l’institution. Il m’est arrivé de connaître des frictions avec un·e commissaire, car il était plus important pour cette personne de raconter sa propre histoire à travers mon travail. En construisant quelque chose avec un·e commissaire, la première question que je pose est : quelle histoire voulez-vous raconter avec mon âme ?
S. — La plupart du temps, quand je travaille avec un·e commissaire, je présume que nous voulons les mêmes choses. Nous voulons que les œuvres soient vues par le public. Je crois que mon travail consiste à créer des œuvres, et que le leur est de les mettre en espace et de les contextualiser pour leur public. Mais nous tombons parfois sur une personne qui tient à exprimer sa proposition et qui n’a pas le sentiment qu’elle doit réellement collaborer avec toi.
A. A. — Lorsque je travaille avec des commissaires, ma préoccupation principale est que nous établissions des liens plutôt que d’avoir des points communs. Je crois que nous tournons beaucoup autour du pot – une culture polie qui manque d’esprit critique et d’engagement envers les artistes autochtones, noir·e·s, queers ou autres. Nous devons nous rapprocher, nous impliquer, apprendre et être critiques.
S. — Lorsque j’étais dans [une exposition de groupe importante], les commissaires écrivaient les démarches pour l’ensemble des artistes. Je crois que c’était pour qu’elles soient uniformisées. Mais la mienne n’était pas comme celle des autres. La plupart des textes décrivaient le travail de l’artiste, alors que le mien disait simplement « Skawennati vient de Kahnawake ». Cela ne disait rien à propos de mon art. Et j’ai eu l’impression qu’on m’utilisait, du genre : « Hé, tout le monde, nous avons une Indienne ! » J’aurais préféré plus de rigueur.
A. A. — C’est en train de changer, mais de nombreux musées attribuaient une place à des artistes qui représentaient une certaine « race », un certain genre ou une certaine sexualité, [pour faire] mieux paraître l’institution. Ces artistes ont été instrumentalisés : iels ont été présenté·e·s non pas pour l’intégrité de leur œuvre, mais comme un mécanisme de défense afin de protéger la réputation du musée.
M. M. — Quelle est la culture de l’institution ? Ce n’est pas la mission, le texte que vous lisez. C’est tout ce que vous ne voyez pas, ce que le personnel fait « naturellement » sans qu’on le lui demande. Vous pouvez aller dans n’importe quelle institution en ce moment et on vous dira quelle est sa culture, mais vous pouvez observer et comprendre ce qu’elle est réellement en remarquant qui entre, qui reste et qui se sent bienvenu·e.
C. S. — Si vous deviez imaginer une institution artistique qui corresponde aux valeurs et aux exigences que les artistes méritant l’équité réclament depuis des décennies, comment qualifieriez-vous ses façons d’être et de faire – pour les artistes, les travailleur·euse·s culturel·le·s et le public ?
A. A. — Les gens veulent obtenir la confiance sans l’offrir en retour – je veux dire d’une manière dynamique. La confiance se bâtit lorsque tout le monde risque
de perdre. Nous devons être vulnérables pour mériter
la confiance.
K. T. — Il ne s’agit pas d’embaucher une seule personne PANDC. Mais d’avoir des professionnel·le·s de l’art PANDC à tous les niveaux, plutôt qu’à un seul.
A. A. — Comment gère-t-on les complexités de la race alors que notre relation à celle-ci n’est pas si simple ? Je crois que la diversité en position de pouvoir crée un monde de l’art plus intelligent, un discours plus critique et des liens plus nuancés entre nous.
S. — Je soutiens toujours ce que j’ai écrit dans mon article Five Suggestions for Better Living4 : les commissaires allochtones doivent inclure des artistes autochtones dans leurs expositions et les commissaires autochtones doivent inclure des artistes allochtones dans les leurs.
A. A. — Cessez d’agrandir et commencez à croître. Cessez de construire des énièmes cubes de verre que vous n’avez pas les moyens de financer et commencez à faire de bonnes expositions qui feront revenir le public par loyauté.
M. M. — Si vous adoptez une perspective hiérarchique, vous ne créez pas du savoir pour tout le monde. Vous ne faites que préserver un certain type de savoir pour un certain type de personnes. Et je n’embarque pas là-dedans.
A. A. — Je pense que de nombreuses institutions manquent de courage envers leur public. Il est important qu’elles connaissent la capacité et l’audace des gens qui le constitue. Il ne faut pas les voir comme des personnes qui viennent pour découvrir ce qu’elles savent déjà, mais comme des personnes qui sont là pour être bousculées et pour proposer des interprétations complexes des œuvres.
M. M. — L’art est un terrain où les gens peuvent évoluer, changer, réfléchir et repenser le monde. Il doit donc y avoir des conversations qui activent la réflexion, et ce, dès le plus jeune âge possible ! En préparant une exposition, [je me demande] comment incluons-nous la communauté dans le contexte de cette exposition ?
K. T. — Dans mon projet de résidence et d’exposition le plus récent, la communauté s’est sentie concernée, et cela m’a aussi fait réfléchir – de quelles manières les communautés peuvent-elles ressentir un lien avec une exposition ? Comment peuvent-elles être impliquées dans sa réalisation ?
M. M. — Les institutions doivent comprendre que les gens se rendent dans les galeries ou dans les musées avec la même ouverture que lorsqu’ils vont à l’église. Vous allez à l’église pour ouvrir votre cœur, alors si vous adoptez cette approche, l’institution a l’immense responsabilité de nourrir tout ce que vous êtes. Vous vous adressez à quelque chose de spirituel, à l’humanité dans son ensemble.
A. A. — Il s’agit encore d’une relation d’offre et de demande. Il semble qu’il soit davantage question de portée que de profondeur, de quantité que de qualité, de foule que de troupeau. Certain·e·s commissaires veulent encore que la culture Instagram soit présente dans les musées et c’est en quelque sorte leur priorité. Ce sont les chiffres qui les intéressent, la popularité. Ne pourchassez pas la foule, trouvez le troupeau.
M. M. — Ma réussite se mesure par les gens que je touche, et par la profondeur de ce lien.
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De toute évidence, il s’agit d’une discussion ouverte et en constante évolution. De cette première série de conversations découle une myriade de réflexions nous permettant d’entamer ou de poursuivre notre introspection en tant qu’organismes artistiques. On nous demande de vérifier nos biais et nos angles morts. On nous demande d’être vulnérables afin d’établir un lien de confiance avec des artistes méritant l’équité, ce qui peut contribuer à la mise en place d’expositions plus audacieuses et stimulantes. On nous demande de respecter plutôt que d’infantiliser nos publics et de trouver de réels moyens d’inclure la communauté afin que les gens s’émancipent davantage par et à travers l’art. On nous demande de penser au-delà de nos propres mandats, à long terme, afin que nos actions laissent une organisation qui soit plus équitable qu’à notre arrivée et réellement inclusive. On nous prévient de ne pas agir par peur, mais plutôt de servir avec humilité, présence et authenticité. Et assurément, on nous demande de partager le pouvoir.
Il faudra que tout le monde dans le paysage culturel travaille ensemble et se tienne mutuellement responsable du maintien d’un véritable objectif en vue d’une évolution significative, afin que l’art puisse inspirer la pensée, la réflexion et la transformation pour les générations à venir. Pour tout l’émerveillement et la fascination que nous offre l’art, nous lui devons bien cela.
Traduction vers le français de Catherine Barnabé. La version originale anglaise est publiée ici.
1 Bien que cet article concerne principalement les artistes PANDC, le terme « méritant l’équité » inclut également les femmes, les personnes en situation de handicap et les personnes des communautés 2SLGBTQIA+. Voir Red River College Polytech, « Language changes as we change: equity-deserving » (8 novembre 2022), rrc.ca/diversity/2022/11/08/language-changes-as-we-change-equity-deserving/.
2 Traduction libre. « Decolonisation typically refers to the withdrawal of political, military and governmental rule of a colonised land by its invaders. Decolonising education, however, is often understood as the process in which we rethink, reframe and reconstruct the curricula and research that preserve the Europe-centred, colonial lens. It should not be mistaken for “diversification”, as diversity can still exist within this western bias. Decolonisation goes further and deeper in challenging the institutional hierarchy and monopoly on knowledge, moving out of a western framework. » Sofia Akel, « What does decolonising mean? », London Metropolitan University (s. d.), londonmet.ac.uk/about/equity/centre-for-equity-and-inclusion/race/decolonising-academia/what-does-decolonising-mean/. Je remercie Manuel Mathieu de m’avoir dirigée vers cette définition de la « décolonisation ».
3 PANDC est un acronyme pour personnes autochtones, noires et de couleur. L’acronyme anglais est BIPOC : Black, Indigenous, People of Colour. Voir Freddy Mata, « Que signifient les acronymes BIPOC et PANDC ? », Radio-Canada (5 juin 2021), ici.radio-canada.ca/nouvelle/1798414/bipoc-pandc-lutte-contre-le-racisme.
4 Skawennati, « Five suggestions for better living », dans Lynda Jessup et Shannon Bagg (dir.), On Aboriginal Representation in the Gallery (Ottawa : Presses de l’Université d’Ottawa, 2002), p. 229-237.