Les grands projets d’infrastructures culturelles. Quelle place pour l’art et les communautés artistiques ?
Le projet de rénovation du Musée d’art contemporain (MAC) de Montréal a été amorcé il y a déjà plus de dix ans. Où en sommes-nous ? Quels sont les enjeux actuels ? La gestion de projets d’infrastructures publiques au Québec implique son lot de difficultés. Les coûts explosent, la main-d’œuvre et les soumissionnaires se font rares, l’inflation et le prix des matériaux contribuent directement aux écueils rencontrés. Les critiques fusent de toutes parts : ces projets, du fait de leur visibilité médiatique et politique, suscitent régulièrement la controverse, et la société se met alors à douter de la capacité gouvernementale à les mener à bien. De nombreux chantiers se font concurrence pour les mêmes ressources. Ceux-ci sont souvent localisés dans des espaces contigus, voire qui se chevauchent, sans que l’on comprenne comment est établi l’ordre des priorités. Qu’en est-il des grands projets d’infrastructures culturelles ? Nous proposons de dresser un état des lieux du projet du MAC, de soulever certaines questions et de nourrir les réflexions en lien avec ce sujet d’importance.
LES INFRASTRUCTURES CULTURELLES ET LA PLACE DE L’ART
Quelle est la place de l’art dans les grands projets d’infrastructures culturelles au Québec ? L’idée de transformer le MAC, inauguré il y a soixante ans, afin de le rendre plus attrayant et d’agrandir ses espaces d’exposition est une initiative louable. Or, la grogne du milieu artistique québécois face à ce projet est palpable1. Évidemment, la lenteur du processus peut décourager, la facture faramineuse peut faire sourciller2, mais ce qui semble réellement poser problème est le sentiment d’abandon des artistes à l’égard de cette entreprise.
De notre point de vue d’expertes en gestion de projet, plusieurs questions s’imposent. Que serait-il advenu du MAC si la première version du projet, présentée dès 2005 avec un budget estimé à 88 millions, n’avait pas été discréditée3 comme trop onéreuse ? Aurions-nous déjà un musée rénové et fonctionnel, pour une fraction du montant envisagé à l’heure actuelle ? Par ailleurs, étant donné les nombreux ratés en lien avec les appels d’offres, l’explosion des coûts et le manque de soumissionnaires, une gestion des risques plus proactive aurait-elle pu éviter au MAC de se retrouver pendant des années dans des lieux temporaires, avec la majeure partie de sa collection inaccessible au public ?
Le dossier est très politisé et les discussions se multiplient entre la direction du MAC et les différentes institutions gouvernementales, dont le ministère de la Culture et des Communications et la Société québécoise des infrastructures (SQI). La voix des artistes dans le cadre de cette initiative semble être si peu entendue que certains remettent en question la pertinence de la démarche4. Les dépassements de budget et d’échéanciers sont courants dans la gestion des grands projets. Or, au Québec, certains proposent de les « dépolitiser »5. Selon nous, il faut au minimum rendre l’approche plus inclusive, notamment en impliquant la communauté artistique locale. Comme les infrastructures culturelles québécoises servent à valoriser le talent des artistes québécois, ceux-ci devraient prendre part aux discussions et aux décisions entourant ces projets. Certes, la multiplication des parties prenantes complexifie le processus, mais présente aussi des avantages notables, comme la bonification des initiatives et une plus grande acceptabilité sociale. La mise en place du partenariat du Quartier des spectacles à Montréal constitue un exemple réussi d’une telle démarche inclusive.
La transformation du MAC mène à une réflexion plus large quant à la manière d’investir en culture au Québec. Devrait-on tendre vers une dématérialisation du secteur des arts et de la culture et investir davantage dans les projets des artistes plutôt que dans les infrastructures ? Il est facile de tomber dans le piège et de soutenir que les fonds destinés à ce domaine doivent exclusivement revenir aux créateurs. Oui, une part considérable de ces fonds doit permettre aux artistes de réaliser leurs œuvres. Or, les infrastructures culturelles jouent un rôle primordial pour les artistes et la société. La valorisation de l’art passe par des infrastructures importantes, adaptées et fréquentées, d’où la nécessité de mettre en place des initiatives réfléchies, qui répondent aux besoins des personnes concernées. D’un point de vue sociétal, ces infrastructures contribuent au bien-être et à la qualité de vie de la population6. Au cœur même de la politique culturelle du Québec, « Partout, la culture », on souligne que celle-ci doit contribuer à l’épanouissement individuel et collectif. Pour que la culture puisse jouer ce rôle, le gouvernement doit rendre ces infrastructures accessibles à tous7, notamment en veillant à ce qu’elles soient abordables, visibles et valorisées.
Nous sommes loin de jouir d’un accès équitable à l’art et à la culture au Québec. Pourquoi ne pas proposer qu’une portion du budget dédié à l’aménagement des infrastructures culturelles puisse favoriser une plus grande accessibilité à ces dernières pour l’ensemble de la population ? Par exemple, le Musée McCord Stewart a nommé un conservateur de la collection Cultures autochtones, qui facilite les relations avec le milieu. D’autres initiatives culturelles sont collectives et autogérées, notamment dans le cas du Bâtiment 7 et du Théâtre Aux Écuries. Adopter une approche inclusive pour aborder les grands projets d’infrastructures permettrait aux artistes et aux communautés touchées de s’impliquer activement, de s’approprier les démarches et les résultats. Et ultimement, de favoriser l’accès à la culture pour l’ensemble de la population.
LE PROJET DU MAC : RAPPEL DE L’HISTORIQUE
Le MAC est fondé en 1964 et emménage en 1992 à son emplacement actuel dans le centre-ville, sur le site de la Place des Arts. Or, depuis déjà 2005, il manque d’espace pour exposer sa collection d’œuvres d’art moderne. On formule alors l’idée de créer un grand musée d’art moderne dans le silo no 5 du Vieux-Port8. Ce projet, évalué à 88 millions de dollars, est abandonné en 2012, car il est, selon la ministre de la Culture de l’époque et le président du conseil d’administration, trop coûteux9.
En 2014, Le MAC rend public un plan d’expansion de 45 millions, officialisé par Pauline Marois10. En 2015 et 2016, la SQI, mandatée pour gérer ce projet, développe le dossier d’opportunité à soumettre au conseil des ministres. L’approbation est obtenue en mai 2016. Elle établit que les travaux doivent débuter en 2018 et se terminer en 202011.
En janvier 2019, on annonce le report des travaux à l’automne 2020, en raison de la complexité du projet, de sa localisation dans le quartier très animé de la Place des Arts, de la surchauffe du secteur immobilier montréalais et des coûts de matériaux plus élevés12.
En mars 2021, le ministère de la Culture et des Communications approuve le projet à 57 millions13. À partir de l’été 2021, le MAC s’installe à Place Ville Marie de façon temporaire, pour la durée des travaux prévue alors jusqu’en 2024, et la collection permanente est entreposée14.
En 2022, la SQI émet un premier appel d’offres, qui est annulé au mois de juin, les soumissions reçues demandant des montants trop élevés. Un deuxième appel d’offres, avec une enveloppe bonifiée à 85,3 millions, est lancé en octobre 2022, et la réouverture prévue passe à 202615. Cependant, les coûts des soumissions reçues sont cette fois encore trop importants. En 2023, le budget total du projet de transformation est rehaussé à 116,5 millions16. Un nouvel appel d’offres est publié en septembre 2023, et l’échéancier provisoire de construction s’étend de 2024 à 2028.
1 Gilles Mihalcean, « Le MAC ne doit pas abandonner les artistes d’ici », Le Devoir (21 août 2023), ledevoir.com/opinion/lettres/796672/le-mac-ne-doit-pas-abandonner-les-artistes-d-ici.
2 Jean Siag, « Projet de transformation du MAC. Grosse facture, modeste agrandissement », La Presse (20 septembre 2023), lapresse.ca/arts/arts-visuels/2023-09-20/projet-de-transformation-du-mac/grosse-facture-modeste-agrandissement.php.
3 En 2012, Alexandre Taillefer est nommé président du conseil d’administration par Christine St-Pierre et annonce en juin l’abandon du projet de reconstruction. Dès sa nomination, il entreprend une vaste consultation auprès des membres du milieu des arts. Il déclare à l’époque : « J’étais contre la reconstruction de 88 millions parce que je n’aime pas les projets pour aller sur la Lune. Avec 25-30 millions, on peut très bien régler le problème de l’agrandissement, doubler la surface d’exposition et faire une entrée attirante et accueillante. » Voir Nathalie Petrowski, « Musée d’art contemporain : projet d’agrandissement de 25 à 30 millions », La Presse (13 septembre 2012), lapresse.ca/arts/arts-visuels/201209/13/01-4573634-musee-dart-contemporain-projet-dagrandissement-de-25-a-30-millions.php.
4 Michel Goulet, « Musée d’art contemporain de Montréal. Reconnaissons que c’est une honte », La Presse (12 août 2023), lapresse.ca/debats/opinions/2023-08-12/musee-d-art-contemporain-de-montreal/reconnaissons-que-c-est-une-honte.php#.
5 Alexandre Duval, « Faut-il dépolitiser la gestion des grands projets de transport ? », Radio-Canada (2 mai 2023), ici.radio-canada.ca/nouvelle/1975652/troisieme-lien-gestion-projets-transport-quebec-depolitiser-processus.
6 Statistique Canada, « Enquête sur les infrastructures publiques essentielles du Canada : les installations culturelles, sportives et des loisirs, et les actifs relatifs au logement social et abordable public, 2020 » (27 septembre 2022), www150.statcan.gc.ca/n1/daily-quotidien/220927/dq220927a-fra.htm.
7 Valérie Milot, « L’accès à l’art, un outil de justice sociale », Le Devoir (28 janvier 2023), ledevoir.com/opinion/libre-opinion/779601/libre-opinion-l-acces-a-l-art-un-outil-de-justice-sociale.
8 Isabelle Paré, « Le Musée des beaux-arts du Canada veut relancer le projet du silo nº 5 », Le Devoir (26 février 2009), ledevoir.com/culture/arts-visuels/236024/le-musee-des-beaux-arts-du-canada-veut-relancer-le-projet-du-silo-no-5.
9 Philippe Teisceira-Lessard, « Exclusif. Musée d’art contemporain de Montréal. 18,5 millions de Québec pour le projet d’expansion », La Presse (3 février 2014), plus.lapresse.ca/screens/4534-6050-52ebe384-b74a-7c84ac1c6068%7C_0.html.
10 Agence QMI, « Québec donne 18,9 millions $ : l’agrandissement du Musée d’art contemporain ira de l’avant », Le Journal de Montréal (21 février 2014), journaldemontreal.com/2014/02/21/quebec-donne-189-millions—lagrandissement-du-musee-dart-contemporain-ira-de-lavant.
11 Manon Dumais, « Un MAC transformé pour 2020 », Le Devoir (14 mai 2016), ledevoir.com/culture/470939/un-mac-transforme-pour-2020.
12 Éric Clément, « Musée d’art contemporain. Les travaux reportés d’au moins un an », La Presse (31 janvier 2019), plus.lapresse.ca/screens/d9755073-b858-4d91-9c66-63ff0f942b75__7C___0.html?utm_medium=Twitter&utm_campaign=Internal+Share&utm_content=Screen.
13 Caroline Montpetit, « Quand le Québec investit 30 millions dans l’agrandissement du MAC », Le Devoir (16 mars 2021), ledevoir.com/culture/arts-visuels/596971/montreal-quebec-investit-30-millions-dans-l-agrandissement-du-mac.
14 Musée d’art contemporain de Montréal, « Communiqué de presse. Le Musée d’art contemporain de Montréal s’installera à Place Ville Marie durant les travaux de transformation du MAC » (15 avril 2021), macm.org/communiques/le-musee-dart-contemporain-de-montreal-sinstallera-a-place-ville-marie-durant-les-travaux-de-transformation-du-mac/.
15 Siag, « Projet d’agrandissement. Le MAC lance un nouvel appel d’offres », La Presse (20 octobre 2022), plus.lapresse.ca/screens/ba50222e-6a46-46c7-863c-c319308ceb0a%7C_0.html.
16 Siag, « Projet de transformation du MAC. Grosse facture, modeste agrandissement », loc. cit.