Un père et son fils dans un café à proximité du carré Saint-Louis. Un demi-siècle les sépare.

Nathan Cohen-Fournier — Toi qui as siégé sur le conseil d’administration du Musée d’art contemporain de Montréal (MAC) pendant plusieurs années, toi qui collectionnes des œuvres d’art depuis plus de cinquante ans, toi qui enseignes la sociologie des arts et de la culture, toi qui m’as élevé dans une maison où l’art a toujours eu une place prépondérante, que ce soit aux murs ou dans l’imaginaire familial, comment est-ce que tu conçois l’évolution du rôle des musées dans notre société ?

Quand je pense à un musée, je pense à ce qui est figé, statique. Celui-ci vise à préserver, à contenir. L’analogie qui me vient en tête est celle d’un grand pot Mason, hermétique et protégé. Là, derrière une vitre protectrice, l’œuvre s’offre aux regards.

L’art contemporain est fondamentalement expérientiel et politique. Il invite au toucher et joue avec les sens. Il confronte et met en lumière ce que le collectif évite ou ignore. Il défie le statu quo et les institutions dominantes. Ne penses-tu pas que lorsqu’une œuvre atterrit dans un musée comme le MAC, elle se délite, elle perd son aura ? L’art n’est-il pas fait pour être vivant, dans les rues, au cœur des forêts, à la vue de tous·tes ? Un graffiti dans un musée : n’est-ce pas simplement pour faire plaisir aux élites et aux riches qui fréquentent encore ces lieux et qui les entretiennent à coup de grandes donations ?

Marcel Fournier — Un souvenir d’abord : s’il y a une œuvre qui m’a marqué, c’est celle que j’ai vue en 1982, The Dinner Party (1974-1979), avec ses 39 assiettes en porcelaine, de l’artiste féministe américaine Judy Chicago, présentée simultanément avec l’exposition Art et féminisme. Cette exposition a attiré plus de 75 000 personnes dans les salles trop petites du MAC, alors logé dans un ancien bâtiment de l’Expo 67, la Galerie d’art international, à la Cité-du-Havre. On y trouvait aussi la monumentale œuvre de Francine Larivée, La Chambre nuptiale. La question féministe bousculait le milieu des arts visuels. J’ai alors pris conscience qu’un musée d’art contemporain était un lieu vivant et que sa mission était de défendre, par sa programmation et ses diverses activités, ce qu’on appelle « l’art actuel », c’est-à-dire un art parfois dit « d’avant-garde » et qui est source d’agentivité et de créativité, avec une capacité de réflexivité, de critique et d’imagination. En 1992, sur le toit du nouveau MAC, à la Place des Arts, on a installé un grand panneau lumineux : l’œuvre de Geneviève Cadieux, La Voie lactée. On a souvent critiqué l’architecture du bâtiment, jugé peu gracieux, mais jamais l’œuvre, qui est devenue une œuvre phare.

Comme tu le sais, le MAC est une institution que je connais bien : de 2005 à 2015, j’ai été membre du conseil d’administration et du comité de programmation. À la même époque, j’étais également membre du comité de la politique culturelle de la Ville de Montréal. Mon engagement était de défendre la culture à Montréal tout en prenant le parti de l’art contemporain, en arts visuels comme en musique, en danse et en architecture. Nul doute, à mon avis, que la programmation, et donc le travail des conservateur·rice·s, est au cœur d’une telle institution.

Force est de reconnaître qu’au cours des vingt dernières années, sous les différentes directions, de belles choses ont été réalisées : des expositions de qualité (Anselm Kiefer, Louise Bourgeois, Neo Rauch, Leonard Cohen, en passant par Serge Tousignant et David Altmejd) ; mais aussi de nombreuses activités qui témoignent du dynamisme de l’institution (performance de l’artiste américain Spencer Tunick, Colloque international Max et Iris Stern, Triennale québécoise).

Affiche de l’exposition Art et Féminisme (1982). Musée d’art contemporain de Montréal © Musée d’art contemporain de Montréal

NCF — Je reconnais ton enthousiasme et les accomplissements du musée. J’ai moi-même adoré l’exposition de Leonard Cohen. Je ne doute pas des bienfaits et de l’importance de l’institution, mais tu ne peux nier que le MAC soulève de grands débats au Québec. En parliez-vous au CA ?

MF — S’il y a des questions qui ont été au cœur de toutes les discussions au sein du conseil d’administration à l’époque où j’y siégeais, au point de devenir obsessives, ce sont celles du financement et surtout de l’agrandissement du musée1. Comme tout établissement de ce type, le MAC remplit actuellement plusieurs fonctions : constitution d’une collection, éducation culturelle et animation sociale, organisation d’expositions individuelles et collectives, et diverses activités commerciales2.

Le MAC est une institution publique, mais qui doit aujourd’hui, plus que jamais auparavant, augmenter la part du financement privé. Les gouvernements fédéral et provincial se sont déjà engagés à le financer à hauteur respectivement de 50 et 55 millions. À ces montants s’ajoute un investissement de 11,5 millions de la part de la Fondation du musée. Comment cette somme sera-t-elle amassée ? L’échéancier initial prévoyait la réouverture du MAC en 2025. Les plus optimistes parlent maintenant de 2027. Le directeur général du musée, John Zeppetelli, vient d’annoncer sa démission. Personne ne parle de crise, mais la situation est plus que préoccupante.

Par ailleurs, au cours des deux dernières décennies, le monde de l’art contemporain s’est transformé partout sur la planète : organisation de grandes expositions lucratives dites « blockbusters », explosion du prix des œuvres, multiplication des grandes galeries et des grandes foires internationales d’art contemporain. Qui, demain, se verra confier la direction d’un musée ? Il y a de fortes chances que ce ne soit plus un·e professionnel·le de l’art, en histoire, conservation ou muséologie, mais un·e communicateur·rice, ou tout simplement un·e gestionnaire avec un diplôme d’école de commerce en poche et qui sait faire de la représentation, collecter des fonds et bien gérer un établissement. Un business, quoi ! Ce n’est pas une mauvaise chose en soi (après tout, tu as toi-même un diplôme en finance), mais cela montre bien les transformations en cours dans le secteur et l’influence grandissante des considérations financières.

NCF — J’aime échanger avec toi de cette manière : je découvre le professeur en toi. Je suis d’accord avec ton constat : le musée est devenu une entreprise. Pour reprendre les termes de l’économiste Karl Polanyi3, que je cite abondamment dans les cours d’économie sociale que je donne, la culture s’est « encastrée » au sein de l’économie, et non l’inverse. Pierre Bourdieu, ton directeur de thèse, dirait que le capital économique domine le capital culturel et symbolique. Guy Debord nous dit aussi : « Le spectacle se soumet les hommes vivants dans la mesure où l’économie les a totalement soumis4. 

Tu sais, quand j’ai habité au Nunavik, à Kuujjuaq ? Là-bas, il n’y a ni musée, ni théâtre, ni cinéma. Il n’y a aucun lieu où consommer l’art et la culture. Est-ce que tu supposais, comme d’autres, que je m’ennuyais à mourir, dans cette vaste immensité nordique ? Pourtant, c’est là-bas que ma pratique artistique s’est réellement développée. N’ayant pas d’art à consommer, les Nunavimmiut sont constamment en train de créer. Pense au perlage, à la couture, à la sculpture, et à toutes ces formes d’expression artistique profondément ancrées dans le quotidien, dans le vivant. Il n’y a pas de cloison entre l’art et le réel. Il est tellement omniprésent qu’il en devient contagieux. C’est au Nunavik que je me suis joint à ma première chorale, c’est là-bas que ma pratique de poésie et d’écriture s’est actualisée. Ce n’est pas un hasard si cela s’est fait dans un endroit où l’art se vit plutôt qu’il ne se consomme.

Dans le paysage compétitif de consommation culturelle de Montréal, il semblerait que le MAC, le seul musée dédié à l’art contemporain au Canada, ait encore du mal à tirer son épingle du jeu. La crise actuelle, illustrée par cet agrandissement interminable, ne sert assurément pas sa cause et vient gruger dans les finances déjà précaires de l’institution. Chose certaine, il y a un empressement pour la réouverture du musée.

MF — Que ses portes s’ouvrent le plus tôt possible, mais pour quoi faire ? Quel avenir pour le MAC ? À la suite d’une aussi longue fermeture, et même si le musée a poursuivi ses activités, l’impatience est manifeste et les attentes sont grandes.

NCF — Le MAC me semble égaré. Je souhaite qu’il connaisse l’éveil. Je rêve d’un musée qui nous invite à vivre l’art plutôt qu’à le consommer. D’un lieu qui nous invite à ne rien faire, à être, à ralentir, à nous perdre dans le labyrinthe plutôt qu’à nous happer dans une course vers la boutique. D’un espace qui appelle une dépolarisation de nos postures oppositionnelles, binaires, coincées. En fait, je rêve d’un musée comme espace transcendantal, suscitant un changement subtil et lent chez le·a visiteur·euse.

La tension intrinsèque du musée va certainement perdurer, car un musée est par définition un funambule entre préservation et projection, entre intérêts publics et privés, comme l’écrit Sam Thorne : « Aujourd’hui, la tension entre le rôle civique d’un musée, avec une responsabilité sociale, et ses impératifs de plus en plus commerciaux, est souvent palpable. »5

Peut-être avons-nous de trop grandes ambitions pour nos musées, en voulant qu’ils jouent des rôles multiples et qu’ils pansent nos blessures ? Ils illustrent tout autant nos défaillances que nos espoirs.

MF — D’aucuns se méfient des musées, y compris des musées d’art contemporain. Michel Leiris, ethnologue, élève de Marcel Mauss, auteur de L’Afrique fantôme (1934) et critique d’art, disait : « Rien ne me paraît ressembler autant à un bordel qu’un musée. On y trouve le même côté louche et le même côté pétrifié. »6 La formule est raide, mais évocatrice. Souvent, les œuvres, exposées ou entreposées, se pétrifient plus rapidement qu’on ne le pense : c’est ce que j’appellerais, pour reprendre une expression de Pierre Bourdieu, « l’effet d’institution ». Cependant, il y a toujours, ici et là, quelque chose de louche, dont les synonymes sont : « inquiétant », « mystérieux », « suspect », « trouble ». C’est ce qui fait l’intérêt d’un musée d’art contemporain, mais à la condition qu’il y ait diversité et désordre : un « beau bordel » (a mess), pour ne pas dire un « beau bordel de merde » (fucking hell). Donc place à la transgression ! Ou, comme l’écrivait Paul-Émile Borduas dans le Refus global : « Place à la magie ! Place aux mystères objectifs ! » 

1 Au début des années 2000, un autre projet a, au sein du CA, mobilisé beaucoup d’énergie : celui d’un deuxième emplacement pour le MAC dans le fameux silo no 5, en face du Vieux-Port de Montréal. Ce projet fut abandonné pour diverses raisons techniques, financières et politiques.

2 Voir Marcel Fournier, « Les trois âges du musée. La place du musée dans la société contemporaine », Musées VII, no 3 (automne 1984), p. 3 ; Fournier, Les générations d’artistes (Québec : Institut québécois de recherche sur la culture, 1986).

3 Karl Polanyi, The Great Transformation (New York : Farrar & Rinehart, 1944).

4 Guy Debord, La société du spectacle (Paris : Gallimard, coll. « Folio », [1967] 1996), p. 14.

5 Traduction libre de Sam Thorne, « What is the future of the museum? », Frieze, no 175 (25 novembre 2015), frieze.com/article/what-is-the-future-of-the-museum. « Today, the tension between the museum as a civic space with a social responsibility and its increasingly commercial imperatives is often palpable. »

6 Michel Leiris, L’âge d’homme (Paris : Gallimard, coll. « Folio », [1939] 1973), p. 60.