Jean-Michel Basquiat a émergé en tant qu’artiste au début des années 1980 ; il s’est majestueusement élevé jusqu’au firmament, puis il est mort tragiquement d’une surdose d’héroïne un peu avant la fin de la décennie, en 1988, à l’âge de vingt-huit ans, laissant le monde des arts abasourdi et bouleversé. Une fois la star disparue, les discussions ont fait rage au sujet de la valeur de son œuvre. Tel est précisément le thème de l’importante exposition — elle comprend plus de 80 tableaux — montée par Dieter Buchhart au Musée des beaux-arts de l’Ontario (AGO).

Basquiat demeure un artiste controversé et énigmatique, même si l’on reconnaît qu’il a insufflé à l’art une revitalisation extraordinaire. Il s’est lancé à l’assaut de la forteresse que constituait le milieu des arts avec ses graffitis dont il gratinait les murs des édifices à proximité des galeries d’art à New York. Il a vite su attirer l’attention des médias avec Gray, son groupe musical si bruyant.

Son ascension météorique semble avoir beaucoup bénéficié de l’intervention d’Andy Warhol. Une autre version expliquant son succès accréditerait l’hypothèse d’une concertation du milieu des arts qui aurait vu en Basquiat quelqu’un qui apportait un souffle nouveau dans un paysage un peu morne. Quoi qu’il en soit, Warhol et Basquiat ont réalisé plus d’une centaine d’œuvres ensemble ; quelques-unes d’entre elles figurent dans l’exposition Now’s The Time au AGO. On y remarque que la puissance des formes iconographiques de Basquiat leur donne la touche si singulière qui les distingue toujours aujourd’hui. Néanmoins, l’influence de Warhol sur Basquiat semble avoir été essentielle si bien que l’on peut dire que leur collaboration fut déterminante pour l’un et l’autre.

Les images, les signes et les slogans que Basquiat tire des événements politiques qui le touchent dominent l’exposition. Le célèbre discours de Martin Luther King I Have a Dream et en particulier la phrase Now’s The Time (le temps est venu) se répercutent dans toutes les salles. Les héros noirs sont à l’honneur, et les liens des œuvres avec le hip-hop et le Break Boxing nourrissent les écrans interactifs. La narration « audio » souvent envahissante, voire subversive, détourne l’attention du visiteur de la formidable synthèse visuelle que constituent les œuvres de l’artiste.

Les sujets qu’aborde Basquiat sont certes très métaphoriques, mais surtout très diversifiés. Il considère, par exemple, comme un héros le musicien de jazz Charlie Parker qui interprète la pièce de Miles Davis intitulé Now’s The Time. Parker apparaît dans de nombreuses œuvres et notamment dans CPRKR où Basquiat rappelle sa mémoire.

Basquiat pourrait être étiqueté comme un artiste postmoderne qui manifeste un penchant pour l’appropriation de signes relevant de champs socioculturels précis. Ainsi, ses images intègrent la musique de jazz, l’opéra, la rue, des livres comme African Rock Art de Burchard Brentjes, ou bien Symbol Sourcebook d’Henry Dreyfuss, le manuel Gray’s Anatomy et des influences provenant d’artistes comme Rauschenberg dont il restitue et transforme à sa manière certains des motifs sur toile, sur papier ou sur des supports occasionnels comme des portes.

Il se fait le champion de l’iconographie black et des luttes antiraciales, campant ses personnages comme des figures mythiques dotées de pouvoirs magiques. Beaucoup de ses œuvres rappellent les périodes de l’esclavage (Obnoxious Liberals). La brutalité policière renvoie à des événements récents survenus aux États-Unis : on en perçoit l’écho dans The Death of Michael Stewart. L’artiste est mordant quand il est question des inégalités financières et de la propriété artistique. D’ailleurs, non sans humour, il oblitère toutes ses productions avec le symbole du copyright.

Les boxeurs et les athlètes noirs sont présentés comme des rois, coiffés de la couronne à trois pointes, véritable signature de Basquiat qui, pour les tagueurs de rue, atteste l’ascendance de leur personnalité et du message dont ils sont porteurs. Il se sacre lui-même, ainsi que ses héros, d’une aura de noblesse, qui justifie leur pleine insertion dans le monde culturel occidental.

Il souille ses peintures de messages tirés du livre de Dreyfuss, en l’occurrence des inscriptions tracées par des clochards du genre « Attention chiens méchants ». Il a aussi étudié les mythologies issues de cultures africaines anciennes, reconnaissant des divinités comme Exu, sorte de demi-dieu voleur qui guette les passants au croisement des chemins et s’attend à être apaisé par des offrandes.

L’art rupestre est un des aspects relativement inexplorés de l’art de Basquiat. L’artiste se sert de lignes et de flèches comme pour indiquer la direction conceptuelle de son art. Les peintures rupestres sont empreintes de magie si bien que l’on aurait tort de prendre une scène de chasse pour ce qu’elle semble être. Basquiat évolue dans un monde d’esprits qui ont toujours été présents, et ses images restituent les vestiges de la vie et de l’esprit.

Des artistes comme Pollock (au début), Twombly, Dubuffet et Picasso ont tous impressionné Basquiat. Il a créé ses versions de leurs œuvres pour conforter le sentiment de vivre à leurs côtés. Un peu comme William Burroughs, dont les techniques de composition fondées sur l’élagage ont beaucoup en commun avec ses constructions poétiques. Basquiat ne perd jamais de vue l’histoire de l’art et, magicien du graffiti, il écrit des slogans et des textes tout comme le ferait une pythie dont l’inspiration serait celle d’un poète ou d’un artiste.

Le génie de Basquiat tient au télescopage des composantes de sa vie qui se traduirait sous la forme d’une force vitale ludique qui balaierait tout devant elle. Chaque empreinte qu’il laisse sur son passage, texte ou signe symbolique, est assimilable à un coup de pinceau. L’artiste inter­agit sans cesse avec ces signes, les reprenant ou les effaçant au fil de sa vie, dans le flot de sa conscience, tel un griot qui arpenterait le monde. 

JEAN-MICHEL BASQUIAT NOW’S THE TIME
Musée des beaux-arts de l’Ontario, Toronto
Du 7 février au 10 mai 2015