Comment va le monde, Monsieur Barthélémy Toguo?
Figure clé de l’art contemporain, Barthélémy Toguo utilise aussi bien le dessin, la photographie, l’estampe, la vidéo, l’installation, la performance pour rappeler les « malaises » du monde actuel.
L’artiste franco-camerounais Barthélémy Toguo raconte volontiers que, dans les années 1990, le matériel didactique de l’école d’art qu’il fréquentait à Abidjan, en Côte d’Ivoire, se composait principalement des plâtres que le Louvre y avait envoyés par conteneurs entiers dans un souci d’aide culturelle à cette ex-colonie française. Ainsi, pendant que ses collègues étudiants de Nice, Dijon ou Paris apprenaient à tirer les nouvelles ficelles d’un art contemporain explosé, ses camarades et lui se pliaient encore aux exigences d’un programme calqué sur les beaux-arts des années 1960, passant des heures à faire du dessin et à copier, en tentant d’en saisir le génie, les canons de la sculpture : le fameux Cardinal de Richelieu dans son drapé ou le buste d’Agrippine.
Si rien d’académique ne transparaît dans les pièces qu’il présente à Montréal, tout ce que l’on découvre sur son œuvre et sur sa conception de l’art le confirme : les quelque dix années que Toguo a passé à étudier l’art (après Abidjan, il a étudié à l’école des beaux-arts de Grenoble, puis à la Kunstakademie de Düsseldorf) n’ont pas été du temps perdu. Loin de s’être limité à la sculpture, il manie avec une égale aisance des médias aussi différents que le dessin, la photographie, l’estampe, la vidéo, l’installation et la performance, dont l’association dynamique contribue à l’allure performative de la plupart de ses expositions. Un coup d’œil sur sa carrière montre que Toguo est devenu une figure clé de l’art contemporain, régulièrement invité à des expositions et événements internationaux.
La vie suspendue à un tampon
Temps fort de la 6e Biennale internationale de sculpture de Trois-Rivières1, Holy Place (2014) consiste en une série de gros blocs de bois sculptés en forme de tampon dans lesquels Toguo a gravé des mots en français et en anglais. Un examen rapproché des pièces posées sur de petites tables montre la forme anthropomorphique du manche de chacun d’eux. Toguo aime ajouter un caractère local : les pièces ont été sculptées dans du tilleul issu de la région, en lien avec le rôle influent que le papier y a joué. Au mur, les mots imprimés à l’aide des tampons encrés de noir résonnent comme des slogans ou des cris d’alerte sur l’état du monde : AIDS AROUND THE WORLD CONDOMS IN VATICAN; CHINA; ILLÉGAL; SOON JERUSALEM RAMALLAH HAND BY HAND, etc. Le principe du tampon (aussi imposant qu’inusable) suggère une intention de répéter le message autant qu’il le faudra, sans doute aussi longtemps que « trop de personnes sur la Terre ont leur vie suspendue à un seul tampon pendant de longues années, si ce n’est pas toute leur vie ». Une série plus étoffée de tampons sera présentée à la Biennale de Venise de 2015.
Par un jeu d’échelles efficace, ses tampons paraissent d’autant plus grands que sa barque de l’exode (Road to Exile, 2008) paraît bien frêle pour la tâche de transport qu’elle doit accomplir. Surchargée de ballots colorés, elle est posée au milieu de bouteilles qui représentent l’eau des océans à franchir, mais aussi la fragilité et les dangers encourus par les boat people en quête d’un monde plus clément. Barthélémy Toguo prend clairement position : à travers l’art, mais sans tomber dans le pathos, il se fait porte-parole des minorités, des situations de détresse, des déséquilibres que l’art, à ses yeux, peut changer, ne fût-ce que par le nouveau regard sur les choses qu’il apporte. Pour évoquer le drame de Guantanamo, il n’hésite pas à se mettre lui-même en scène : Torture in Guantanamo le montre en tenue orange de prisonnier, affalé sur un tas de briques ; lors de la performance originale – dont une grande photo est présentée ici – au cours d’un vernissage, Toguo est resté couché dans cette position inconfortable et douloureuse, sans bouger durant trois heures, pour « montrer la situation de souffrance des prisonniers ». Théâtrales, ses grandes photographies de la série Stupid African President le montrent en « président africain » qui discourt beaucoup pendant que rien ne change, qui s’immerge dans l’exploitation abusive des ressources (Afrika Oil) ou s’auto-congratule (portant une bougie allumée sur son crâne) ; elles ont l’effet mordant d’un acide et pointent adroitement vers les travers du pouvoir, que ce soit en Afrique ou ailleurs ; les malaises désignés par Toguo relèvent d’un présent mondialisé qui nous concerne tous. Parmi d’autres performances qui ont marqué les esprits, il y a celle réalisée vers la fin des années 1990, où Toguo déguisé en éboueur a pris place dans un wagon de première classe, provoquant parmi les voyageurs des réactions de rejet qui indiquaient clairement le racisme social à l’œuvre.
Les contradictions du monde actuel
Le dessin occupe une fonction essentielle dans l’œuvre de Toguo, qui lui réserve toujours une place particulière : il se souvient, enfant, d’avoir été fasciné par ses livres d’histoire illustrés de bons pasteurs blancs à la barbe fleurie qu’il redessinait à sa façon. « On ne peut pas mentir avec le dessin », explique-t-il. Il pratique l’aquarelle, non avec un pinceau mais avec les doigts, sur de grandes feuilles étendues sur le sol, une manière d’y intégrer puissamment la présence du corps, qui en est le motif principal, à côté de motifs animaux et végétaux colorés en arabesques, reliés par des filaments. Leur grande fluidité est parfois perturbée par la présence de vraies aiguilles, qui suggère une douleur associée aux mouvements du corps.
Toguo se sert de l’art pour souligner les contradictions du monde actuel, mais il sait parler avec éloquence aussi, en tant qu’Africain, de l’ambiguïté qui entoure l’art2 : c’est par des initiatives occidentales (notamment les expositions comme Les Magiciens de la Terre ou Africa Remix) et par le phénomène de la biennalisation que les artistes africains ont rejoint la scène artistique (entre autres El Anatsui, Moshekwa Lango Longo, Malick Sidibé, Marthine Tayou).
Si l’art africain est devenu un label, une marque, il reste tributaire d’une vision de l’Afrique perçue comme une catégorie indifférenciée, où l’on raisonne au départ en fonction de notions de tradition et d’authenticité. Il y a aussi un « phénomène de double perte » qu’il déplore : non seulement la quasi-totalité des pièces d’art africain « classique » a disparu du continent pour étoffer les collections privées et publiques de collectionneurs et de musées occidentaux, mais aujourd’hui encore, dès qu’un artiste africain a du succès, ses œuvres ont tendance à quitter le continent, convoitées par un univers de commissaires et d’acheteurs avides de constituer un répertoire d’art contemporain mondialisé, reflet d’un art libéré de toutes frontières. Si Toguo se réjouit de cette ouverture (il est devenu un artiste globe-trotter invité partout dans le monde), il fait partie de ceux qui souhaitent concrètement que les habitants d’Afrique gardent un contact physique avec cet « art africain » qui leur échappe si souvent.
Puisque les gouvernements montrent peu d’enthousiasme – pour toutes sortes de raisons – à constituer des collections d’art sur place, Toguo a fondé au Cameroun avec ses propres deniers la BANDJOUN STATION, un centre artistique et culturel qui reçoit des artistes venus de partout en résidence et y constitue au fil du temps une collection3. Mais, conscient aussi du rôle crucial de l’agriculture dans la quête d’autonomie, autrement dit qu’« avant de faire de l’art, il faut manger », il a monté sur place un programme communautaire tourné vers l’agriculture où les jeunes locaux sont invités à développer leurs propres culture (café, cacao, haricots) dont ils fixeront eux-mêmes les prix. Cette volonté de redonner ce qu’il a reçu en s’engageant aussi concrètement est une clé essentielle pour appréhender l’ensemble de sa vie d’homme et d’artiste.
(1) Voir Vie des Arts No 236, Automne 2014, p. 64-66.
(2) Entretien éclairant entre Barthélémy Toguo et Philippe Piguet : https://www.youtube.com/watch?v=bjcTGRk53Vk
(3) Centre fondé par B. Toguo : www.bandjounstation.com
BARTHÉLÉMY TOGUO AFRICA
Galerie Samuel Lallouz, Montréal
Du 31 mars au 30 juin 2015