Vladimir Velickovic. Les mises en scène de la cruauté
Si l’on ne choisit ni le lieu, ni le moment de sa naissance, les chemins sur lesquels le destin nous conduit marquent notre regard sur le monde. Exposé dès la prime enfance au spectacle de la barbarie et de l’horreur de la guerre, Vladimir Velickovic, contraint à de multiples migrations, a dû vivre avec ses blessures intimes qui ne cicatriseront jamais.
Très tôt grâce au dessin, Vladimir Velickovic a inscrit dans la chair du papier les insoutenables images de la férocité humaine comme pour s’en délivrer et en devenir le miroir singulier.
Qu’elle soit dessin ou peinture, toute son œuvre crie. Elle dénonce un monde sanguinaire qui s’octroie des privilèges de vie et de mort, obéissant ainsi à l’instinct grégaire de mirages. À travers son regard, l’artiste semble tellement terrifié par la mémoire d’êtres qui auraient pu commettre ces actes inhumains qu’il s’est créé un monde de formes et de symboles où les corps sont souvent affublés de têtes de rats, de rapaces, voire de chacals avides de vengeance et de destruction.
Par ces mises en scène de l’insoutenable, le peintre de Morsures, de ces corps torturés, crucifiés, pendus, décapités, emprunte ses images à l’animalité comme pour éloigner les figures de l’Humain qui jouit dans le sang de ses mortelles victoires. Bien que Velickovic veuille interroger la barbarie et la dénoncer par une transfiguration esthétique, l’on peut craindre que l’éden dont on pourrait rêver ne se trouve encore entravé par le rejet des différences et des frontières terrestres, nourri par des imaginaires ombreux.
Velickovic nous émeut, non seulement par la beauté de son geste, mais par la force exceptionnelle de son œuvre en mouvement.
Mais laissons-lui la parole.
Normand Biron – Les blessures intérieures de la guerre, vous qui êtes né en Yougoslavie, ne furent-elles pas les premières compagnes de votre cheminement artistique ?
Vladimir Velickovic – Présents dans ma mémoire, certains souvenirs ont joué un rôle primordial dans mon cheminement. La mémoire d’images, de récits et de documents ont accompagné mon enfance qui n’en fut pas une. J’ai vécu plus qu’il ne fallait ce qui aurait dû être oublié.
Ma vie et des images plus récentes ont fait surgir un monde de symboles et d’éléments qui sont devenus les mots de ma création. Ce vocabulaire, nourri de violence, d’agressivité, voire de destruction, est devenu le terreau de mon œuvre. L’aspect dramatique de ces thèmes sont demeurés par devoir et de plein droit dans mon travail. À ma manière, j’ai toujours senti la responsabilité de faire voir, bien que je sache que l’art ne peut changer le cours de l’Histoire. Il faut réagir, être présent.
L’art n’est pas un fauteuil confortable comme disait Matisse, en regardant de son hôtel la mer bleue sur la Côte d’Azur, pendant que le monde était à feu et à sang.
Comment êtes-vous venu à l’art ?
Dès mon plus jeune âge, je me suis pris de passion pour le dessin, pas le dessin d’enfant. Mon entourage et la présence de quelques livres d’art (de mauvaise qualité) m’ont encouragé et stimulé.
Au lieu de jouer, je dessinais, ce qui a abouti à me faire remarquer lors d’une première exposition à seize ans dans la cour des Grands…. Depuis, je ne me suis jamais arrêté. Mes études d’architecture furent un compromis avec mon père, le seul de ma vie.
D’où vous viennent vos thèmes ? La présence de corps mutilés, torturés, prostrés dans l’abandon… parfois crucifiés, voire suspendus par des cordes pleines de nœuds… Surtout des corps… Parfois mi-hommes, mi- bêtes avec des têtes de rats enragés… d’où surgit une cruelle bestialité…
Notre quotidien est gavé de violence. Mon travail est alimenté par ce que je vois, par ce que l’humain fait à l’humain.
Réagir, en ce qui me concerne, est une responsabilité (de l’artiste) avec les moyens qui sont les miens. Se cacher derrière des paravents infantiles semble une des caractéristiques de notre société de consommation. On n’a jamais vu autant de nounours, de peluches, de poupées et autres caniches…
Tous ces événements imprègnent ma réalité, non point imaginée, mais bien concrète, sans avoir un besoin particulier de chercher l’origine de mes thématiques dans mon inconscient. Ainsi s’explique la continuité de ma démarche artistique.
Tout ce que vous évoquez, lié à l’Humain, appartient à un vocabulaire tortionnaire, présent voire oppressant dans notre quotidien. En parler dans mon travail (dessin / peinture) n’est qu’un humble apport dans l’effort de dénoncer l’horreur. « Le mot horreur, comme l’a écrit Bernard Noël, ne suffit pas à dire horreur 1. » Mon cri ne servira peut-être à rien, mais mon devoir est de le pousser par l’image que je dessine, que je peins. Cet engagement personnel prendra du temps à devenir un engagement collectif.
Le corps – l’homme – est au centre de mes intérêts, de mes préoccupations ; il est la victime et le bourreau. Cette dualité ne peut que mal se terminer ; malgré l’évidente pérennité de cette répétition à travers les siècles. Et ce n’est pas fini…
Vous peignez ou dessinez aussi un bestiaire particulier : les rats, les chiens féroces, mais parfois en mouvement dans une sorte de course ou de fuite effrénée…
Très tôt s’est constitué mon bestiaire. Dès mes premiers dessins, les hiboux, les rats, les chiens, les corbeaux, les aigles, les chauves-souris… étaient présents et représentaient déjà l’agressivité, la férocité, la répulsion.
Dans certaines images, je me suis identifié au chien écorché2, courant dans un système de mesures, de flèches, retenu par des cordes dans une dynamique désespérée sans probable issue. Les nœuds, souvent présents, n’appellent pas d’explications précises si ce n’est un symbole d’attachement/contention, de privation de mouvement, un accessoire de torture.
À une époque, le rat était très présent dans ma peinture et mon dessin. Dans la série Expériences, il est seul, entouré d’instruments médicaux, cobaye servant aux recherches pour la survie, mais à la fois, l’animal qui aura le dernier mot et qui survivra après, accompagnant l’humain sur son chemin, de la naissance à la mort, l’attaquant, le mordant… Je sais qu’il est répugnant, mais justement…
Que représente pour vous le corbeau qui a fait une importante apparition dans vos tableaux, me semble-t-il, plus récemment ?
Dans son habit luisant, cette bête merveilleuse et intelligente vient là où il n’y a plus rien, ou presque, pour planter son bec et s’envoler en criant victoire.
Dans ma trajectoire artistique, il a fait son apparition dans les années 1960 au pied d’une crucifixion et est réapparu cinquante ans plus tard dans toute sa splendeur, dans son vol d’exécuteur final, déchirant l’espace de la toile en dominateur macabre.
Au-delà de la technique, faites-vous une différence entre la peinture et le dessin dans votre démarche ?
La probité de l’art affirmait Ingres. Le dessin est au début de tout. La peinture, ma peinture, est avant tout un dessin – la sculpture est un dessin à trois dimensions. Ses qualités viennent de sa précision, de l’importante présence du trait, de sa ligne incisive, directe et rapide, traçant l’instant de l’œil, du cerveau et de la main. Bref, un éclair qui jaillit d’une plume gorgée d’encre et le papier. Le dessin est un extraordinaire outil par le truchement duquel on peut communiquer absolument tout : la folie, la joie, la tristesse, le drame, l’horreur, la vie, la mort… Le dessin est la plus noble et la plus ancienne activité humaine et, avant tout, le miroir de soi-même capable de révéler énormément sans vraiment la possibilité de se cacher.
On peut me priver de tout, mais, de grâce, laissez-moi dessiner !
Dans vos dessins, je pense ici au noir et une sensible précision du trait à la plume… sur une surface de blanc, un silence…
Quel défi ! Ce papier blanc sur lequel on ose un premier geste, un coup d’encre avec ce scalpel qu’est la plume, voire oser l’agression, la blessure jusqu’à ce que l’image apparaisse. Quelle excitation ! Quelle déception, parfois ! C’est une lutte sans pitié.
Les possibilités sont multiples entre les notes, les croquis jusqu’aux ambitieux dessins de grand format. Dans cette richesse, on peut se perdre, mais quelle liberté, quelle magie !
Et le rouge dans vos tableaux…
Une des rares couleurs présentes dans ma peinture et à la fois, dans mes dessins à part le noir.
J’avais besoin du rouge comme blessure, comme tache de sang – le rouge est sang et le sang est rouge. À la fois, un signe de vie…
L’importance de l’espace et du mouvement dans la composition de vos œuvres…
Déjà la surface, le cadre d’une feuille de papier, les limites d’une toile sur le châssis vous proposent un espace à vaincre, à faire vibrer, à faire vivre. On introduit les acteurs, on les éclaire. On leur donne du volume, de la lumière, de l’ombre. Le combat est entamé avec les traits en dessin, les coups de pinceaux en peinture et à la fois, dans mon cas, avec les doigts, la paume des mains…
Au-delà de la peur, de l’horreur, peut-on déceler dans votre œuvre un certain érotisme…
Dans mes dessins et mes tableaux, la présence d’une certaine force, d’une énergie, d’une dynamique des mouvements fait forcément partie de l’érotisme, indispensable pour donner du sens à la vie.
Et si vous nous parliez de votre enfance…
Il fallait l’avoir cette enfance… Laissons cela pour un prochain entretien.
(1) Consulter l’admirable ouvrage Velickovic, Peinture 1954-2013, textes de Bernard Noël et Alin Avila, Éditions Gourcuff Gradenigo et Galerie Samantha Sellem, 2013, 485 pages.
(2) Voir les tableaux Variations sur le thème d’un autoportrait.
VLADIMIR VELICKOVIC
1700 La Poste, Montréal
Du 21 mars au 21 juin 2015