Le rapatriement des biens culturels à leur communauté d’origine fait aujourd’hui partie des enjeux qui déterminent l’avenir des relations s’établissant entre les musées et les communautés autochtones.

Les requêtes de ces dernières ne sont pas nouvelles et ont débuté dès les années 1960, avant d’atteindre une audience plus importante à partir des années 1990. Selon les époques et les contextes nationaux, le rapatriement soulève des enjeux différents et multifactoriels. Si le traitement du rapatriement tend de plus en plus à dépasser le strict cadre juridique afin de mieux prendre en compte les enjeux éthiques, identitaires et culturels sous-jacents aux requêtes, il continue de créer de forts débats tant dans les sphères muséales qu’autochtones. Alors que les communautés argumentent du bien-fondé de leurs démarches dans une perspective de réparation et de revitalisation de leurs savoirs, les musées craignent parfois que le rapatriement ne mette en danger la raison d’être universelle du projet muséal.

Les demandes de rapatriement sont indissociables des mouvements de revendication des droits des peuples autochtones et s’intègrent à un contexte plus large de revitalisation culturelle et de décolonisation interne. Il est d’ailleurs significatif que ce débat soit né dans les années 1960, aux États-Unis, en Australie, au Canada et en Nouvelle-Zélande. En Australie, par exemple, les premières campagnes de restitution ont débuté à la suite de l’accession des Aborigènes à la citoyenneté australienne en 1967. Selon l’anthropologue James Clifford, les peuples autochtones de ces États ont participé « à créer la rhétorique du rapatriement, un discours qui postule que les objets autochtones conservés dans les musées sont des victimes emprisonnées et aliénées du colonialisme, attendant d’être libérées1 ».

Florence Matilpi (née Mountain) et son petit-fils Sean Matilpi avec une coiffe ayant appartenu au grand-père de Florence, Nage’, le chef Harry Mountain. Centre culturel U’mista, en 1980. Photo : Vickie Jensen, UPN-01476

Les demandes de rapatriement sont à considérer au cas par cas, en fonction des contextes juridiques, sociaux, culturels et scientifiques dans lesquels elles s’inscrivent. En ce qui concerne l’Amérique du Nord, le rapatriement fait partie du paysage muséal depuis plus de trente ans. Ce paysage a notamment été bouleversé après l’adoption, aux États-Unis, de deux lois relatives au rapatriement des restes humains, des objets funéraires, des objets sacrés et des objets du patrimoine culturel : le National Museum of the American Indian Act (NMAIA) de 1989 et le Native American Graves Protection and Repatriation Act (NAGPRA) de 1990. Afin de se conformer au NAGPRA, tous les musées financés par des fonds fédéraux ont dû dresser un inventaire des restes humains et des objets funéraires conservés dans leurs collections afin d’en avertir les communautés d’où ils sont issus.

Au Canada, les premières démarches ont été entreprises à la fin des années 1950 par les Kwakwaka’wakw de Colombie-Britannique pour rapatrier les objets confisqués sous la loi Anti- Potlatch de 1884. Il faudra toutefois attendre la fin des années 1980 pour que soit véritablement abordée la question du rapatriement au niveau national. En 1988, l’exposition The Spirit Sings: Artistic Traditions of Canada’s First Peoples, présentée au Glenbow Museum à Calgary lors des Jeux Olympiques de 1988, est boycottée par les Cris du lac Lubicon qui protestent contre le fait que la compagnie pétrolière Shell soit commanditaire de l’exposition. Les Nations Mohawks contestent également la mise en exposition d’un masque et demandent au Glenbow qu’il leur soit rapatrié. Suite au boycott de l’exposition, l’Association des musées canadiens et l’Assemblée des Premières Nations se réunissent pour établir des principes éthiques de concertation et de représentation des cultures des Premières Nations. Le Rapport du groupe de travail sur les musées et les Premières Nations – Tourner la page : forger des nouveaux partenariats entre les musées et les Premières Nations (1992) est le premier texte qui traite officiellement de la question du rapatriement des restes humains et des objets autochtones au Canada. Actuellement, alors que le projet de loi C-391 tend à mettre en place une stratégie nationale sur le rapatriement des biens culturels autochtones, il n’existe aucune loi fédérale qui encadre le rapatriement. Selon les cas, les démarches sont régies par des lois provinciales, des politiques muséales ou des ententes signées entre les Nations et les gouvernements fédéraux et provinciaux.

Les approches qui sont de plus en plus favorisées au Canada s’éloignent toutefois des postures légalistes pour miser sur l’instauration de relations de collaboration. L’accessibilité des collections muséales aux communautés est favorisée pour développer des relations de travail et des échanges de connaissances. L’objectif est de nouer le dialogue entre les différentes parties engagées pour que chacune ait une meilleure connaissance des valeurs, des intérêts et des compétences de l’autre afin que tout le monde puisse en tirer avantage. Citons à titre d’exemple le processus réflexif et critique qui a mené le personnel du Museum of Anthropology de Vancouver à développer des initiatives muséales innovantes : réserves visibles, espaces réservés au traitement cérémoniel et spirituel des objets, collaborations et consultations des communautés sur les modalités de conservation et de restitution.

Malgré le développement de ces collaborations, les démarches de rapatriement demeurent encadrées par des normes et des valeurs véhiculées par le modèle muséal occidental. Pendant longtemps, les musées ont porté un regard paternaliste sur le bien-fondé des requêtes en arguant, par exemple, que les conditions de conservation des objets n’étaient pas suffisantes dans les communautés requérantes. De ces exigences sont nés un grand nombre de musées et de centres culturels autochtones prêts à accueillir les objets rapatriés selon les normes muséales. Aujourd’hui, alors que de plus en plus de communautés se sont dotées de ces infrastructures, certains musées exigent désormais, au contraire, que les objets soient utilisés dans les pratiques locales de revitalisation culturelle. Le contrôle des procédures de rapatriement demeure donc entre les mains des musées qui déterminent si les requêtes répondent aux critères qu’ils ont préalablement définis. Pour évaluer les demandes de rapatriement, les politiques muséales définissent des catégories – restes humains, objets funéraires, objets sacrés, objets du patrimoine culturel – qui ne sont pas toujours révélatrices de l’importance que les Premières Nations leur accordent. Bien que ces catégories soient poreuses et soumises à des interprétations culturelles variables, les musées demeurent encore aujourd’hui plus ouverts aux demandes qui concernent les restes humains et les objets définis comme « sacrés ». La catégorie des objets du patrimoine culturel est celle pour laquelle les communautés doivent apporter un très grand nombre de preuves. Par exemple, une communauté doit prouver qu’elle détenait autrefois un droit de propriété collectif sur l’objet réclamé et qu’aucun individu n’avait le droit de l’aliéner. Cette notion de propriété collective est relative et parfois impossible à prouver pour des biens utilisés traditionnellement dans le cadre d’un mode de vie semi-nomade et familial, comme c’est le cas pour un grand nombre des Premières Nations du Canada. Les critères de ces catégories orientent le choix des communautés et les découragent finalement à réclamer les objets du patrimoine culturel, parfois aussi importants pour eux que les objets définis par les musées comme « sacrés ».

Le chemin à parcourir est long, mais lorsqu’un lien est renoué entre les objets et la mémoire de leur communauté d’origine, les collections muséales ont l’occasion de dévoiler tout leur potentiel.

En dépit des bonnes intentions déployées par le personnel des musées, les démarches sont toujours régies par les compréhensions occidentales des notions de propriété, d’individualité, de collectivité ou encore de sacré. Pour ces raisons, le débat sur le rapatriement continue d’être alimenté par les critiques que les Premières Nations adressent au caractère colonial de l’héritage muséal. À travers leurs démarches, les communautés cherchent à reprendre le contrôle sur la propriété, l’interprétation et la représentation de leurs objets, de leurs histoires et de leurs cultures. Ce faisant, le rapatriement invoque un rapport à l’histoire qui englobe les relations interculturelles passées et présentes, et il augure de l’évolution de ces relations. C’est une des raisons pour laquelle « les musées deviennent un cheval de bataille des Premières Nations dans leur lutte pour l’égalité à l’accès au pouvoir2 ».

Le rapatriement est également essentiel aux processus locaux de revitalisation et de transmission des connaissances culturelles. Comme le mentionne une Innue de Mashteuiatsh, les objets sont perçus comme autant de moyens permettant d’objectiver la mémoire de leur culture : « Il y a des trous noirs dans notre histoire et il y a eu beaucoup d’oublis. Beaucoup d’aînés sont partis, c’est comme des bibliothèques au complet qui sont parties. Les objets sont là pour nous rappeler d’où l’on vient3 ». En assurant la médiation entre la mémoire des personnes et les événements, les objets permettent de reprendre contact avec une partie de leur histoire. À travers les démarches nécessaires à la documentation et à la justification des demandes de rapatriement, les objets suscitent en effet de nouveaux échanges intergénérationnels et deviennent des vecteurs de reconstitution de savoirs, savoir-faire et savoir-être4. Ces démarches suscitent également des réflexions locales qui nourrissent et fortifient l’affirmation d’éléments constitutifs des identités culturelles. Une fois rapatriés, les objets remplissent de multiples rôles et fonctions. Ils sont, par exemple, érigés en symboles culturels distinctifs qui favorisent l’inspiration créatrice artistique ainsi que la revitalisation de pratiques et de valeurs locales. Ils deviennent ainsi des ressources d’expression et de reconnaissance, au sein même des communautés et auprès des non Autochtones. Finalement, ces objets du passé obtiennent de nouveau une place au sein des réalités actuelles des communautés et pénètrent peu à peu la mémoire collective des nouvelles générations.

Au-delà de ces bénéfices, les communautés ont encore un grand nombre de défis à surmonter, notamment à cause des procédures et des normes qui perpétuent la politisation des relations de pouvoir existant entre les musées et les communautés. Toutefois, le processus qui rend effectif le rapatriement passe par des efforts de médiation, qui finissent par favoriser une plus grande compréhension des intérêts de chacun. La légitimation des positions s’y concrétise alors à travers l’échange puis la négociation de régimes de savoirs, de valeurs et de pratiques différentes. Le chemin à parcourir est long, mais lorsqu’un lien est renoué entre les objets et la mémoire de leur communauté d’origine, les collections muséales ont l’occasion de dévoiler tout leur potentiel. Pour les membres des communautés, ces démarches offrent l’occasion de combler les « trous béants » laissés par les processus de dépossession culturelle. Pour les musées, ces processus sont également bénéfiques puisqu’ils produisent des connaissances considérables sur des collections parfois jamais étudiées. Grâce au dialogue engagé entre les parties, le rapatriement, loin de représenter une perte, peut alors constituer un gain de nouvelles connaissances susceptibles de satisfaire à la fois la mission scientifique des musées et les attentes socioculturelles des communautés.

(1) James Clifford (2013). Returns: Becoming Indigenous in the Twenty-First Century. Cambridge: Harvard University Press, p. 129

(2) Gerald T. Conaty (2004). « Le rapatriement du materiel sacré des Pieds-Noirs : deux approches », Anthropologie et sociétés, vol. 28, no 2, p. 64

(3) Doris Launière (mai 2012).Eentrevue réalisée par Carole Delamour, Mashteuiatsh

(4) Carole Delamour, Marie Roué, Élise Dubuc et Louise Siméon (2017). « Tshiheu. Le battement d’ailes d’un passeur culturel et écologique chez les Pekuakamiulnuatsh », Recherches amérindiennes au Québec, vol. 47, nos 2-3, p. 161-173