Réunir dans un même dossier une réflexion sur l’aliénation des objets de collections muséales canadiennes, principalement les œuvres d’art de provenance internationale, et un regard porté sur les enjeux soulevés par le rapatriement des biens culturels autochtones dans leur communauté d’origine, peut à première vue étonner. Si dans les deux cas il est question de mouvement dans les collections, les intentions à l’origine de ces deux procédures et les objectifs qui y sont poursuivis sont souvent fort distincts. Bien que l’actualité récente nous ait incités à les traiter de manière conjointe dans ce dossier, il n’est pas de notre intention de les opposer.

Ces deux sujets soulèvent des problématiques de fond relatives, notamment, au caractère « sacro-saint » accordé parfois sans nuance aux collections muséales dans le monde occidental, à l’utopie du musée qui au-delà d’être global serait « universaliste » en prétendant s’adresser à tous, et aux défis que représente la conservation des héritages culturels d’une nation qui en regroupe plusieurs. En somme, la véritable question est ici de savoir qui décide pour qui, ou plutôt, qui conserve quoi au bénéfice et au détriment de qui. Cela soulève des considérations démocratiques de première importance et appelle à recourir à des éléments d’analyse à la fois d’ordre historique, culturel, institutionnel, politique et législatif, notamment.

L’actualité médiatique

La presse québécoise et canadienne a été amenée à se pencher sur l’aliénation des objets de collections muséales dans le cadre de « l’affaire Chagall », née de la tentative du Musée des beaux-arts du Canada de vendre une œuvre de cet artiste afin d’amasser les fonds nécessaires pour acquérir un tableau de Jacques-Louis David. Cette manœuvre a porté à l’avant-scène le critère d’« importance nationale », dont l’absence permet de justifier les aliénations et les exportations d’œuvres d’art. Plusieurs médias internationaux1 ont également rendu compte de l’affaire – il nous semblait alors qu’ils ne s’étaient pas autant intéressés à la scène canadienne depuis la débâcle de la Biennale de Montréal.  

Si dans ce dossier nous nous sommes avant tout préoccupés du contexte canadien, la scène internationale nous offre de nombreux exemples d’aliénation témoignant « du meilleur comme du pire ». Aux États-Unis, où l’aliénation se pratique de manière plus décomplexée, certains cas ont récemment soulevé l’opprobre d’une partie de la population. Pensons, à titre d’exemple, au projet d’aliénation d’œuvres du Detroit Institute of Art, musée municipal qui, en 2014, a failli devoir vendre une partie de sa collection afin de rembourser les créditeurs de la Ville en faillite. À l’opposé, d’autres initiatives pourraient ouvrir des voies intéressantes pour le futur. Le Baltimore Museum of Art, en 2018, a mis en vente des œuvres de grands peintres américains du 20e siècle – invariablement blancs et de sexe masculin – afin de financer l’acquisition d’œuvres d’artistes sous-représenté.e.s dans sa collection, qu’elles soient femmes, afro-américain.e.s ou plus largement issu.e.s de la diversité. Et ce, afin de tendre vers une collection plus représentative de la composition socioculturelle de Baltimore et de ses environs.

Traiter conjointement des enjeux soulevés par l’aliénation et le rapatriement permet de s’interroger sur une certaine conception des collections muséales, « éternelles » et « universelles ».

Au Canada, peu de temps après le dévoilement de « l’affaire Chagall » dans les médias nationaux et internationaux, le litige entourant l’exportation d’une œuvre de Gustave Caillebotte vendue par la maison de vente aux enchères Heffel a maintenu dans l’actualité médiatique la problématique de l’« importance nationale » des œuvres d’art. S’il n’est ici plus question de sorties d’œuvres hors des collections muséales, mais plutôt d’exportation à des fins commerciales, en relever l’impact sur la préservation de l’héritage culturel n’en est pas moins pertinent. Plus encore, la judiciarisation de l’affaire a entraîné des répercussions légales qui ont de lourdes conséquences sur le présent et le futur des collections muséales. Cette nouvelle a été commentée dans les médias tant anglophones que francophones au pays.

Tel n’est pas le cas de l’actualité entourant le rapatriement des biens culturels autochtones dans leur communauté d’origine, un sujet qui semble avoir été négligé par la presse québécoise francophone. Pourtant, le projet de loi C-391, Loi concernant une stratégie nationale sur le rapatriement de biens culturels autochtones, a été adopté à l’unanimité le 6 juin dernier et sera étudié cet automne par le Comité permanent du patrimoine canadien. Ce silence tranche avec l’intérêt de la journaliste Kate Brown et son optimisme – quoique discutable à certains égards – dont l’article du 25 juin 2018 publié dans Artnet News avait pour titre “People Across the Globe Want Their Cultural Heritage Back. Canada May Offer a Blueprint for How to Get There2”.

En effet, le rapatriement des biens culturels autochtones dépasse largement les frontières canadiennes. La cause révèle de manière globale comment les modes d’acquisition et de thésaurisation historiques du musée, institution née de l’Europe coloniale, sont aujourd’hui encore trop souvent empreints de colonialisme. Aussi, si nos auteurs ont choisi de parler de rapatriement, le terme « ramatriement » (ou rematriation en anglais) aurait pu lui être préféré. En plus d’offrir une alternative au patrimoine, terme à la connotation patriarcale, il gagne en signification en contexte culturel autochtone où le ramatriement a pour objectif : « to restores a living culture to its rightful place on Mother Earth».

L’actualité des derniers mois fut également porteuse d’heureuses nouvelles en ce qui concerne la gestion du certificat d’authenticité « Igloo Tag » qui vient certifier qu’une œuvre a été réalisée par un artiste inuit. Au cours de l’été, Lori Idlout, propriétaire de la Galerie Carvings Nunavut (Iqaluit), est devenue la première Inuk investie du pouvoir d’octroyer le « Igloo Tag ». Cette nouvelle, qui porte sur le droit des Inuit à se représenter eux-mêmes et à conserver la propriété intellectuelle de leurs œuvres, n’a que peu été relayée par les médias francophones. Puisque ce dossier fait également place à la question de la circulation des œuvres en vue de leur commercialisation, nous vous présentons un entretien avec madame Idlout. Suite à nos articles sur le rapatriement des biens culturels autochtones, cet entretien permet également de constater comment la circulation des œuvres et des objets autochtones – dans le giron muséal comme sur le marché – s’inscrit encore dans des rapports coloniaux marqués par un paternalisme institutionnalisé.

À découvrir dans ce dossier

L’actualité de ces sujets nous a incités à proposer à nos lecteurs une meilleure compréhension des enjeux soulevés par l’aliénation des objets de collections muséales, par l’exportation des œuvres d’art de même que par le rapatriement des biens culturels autochtones. Afin d’en offrir une meilleure compréhension ainsi que des pistes de réflexion fertiles, nous avons fait appel à des spécialistes étant en mesure de nous éclairer.

Violette Loget aborde pour nous l’aliénation des objets de collections muséales, en relevant le paradoxe de la permanence des collections et en mettant de l’avant les problèmes éthiques que soulèvent parfois les aliénations. En complément, Louise Brunet et Yves Bergeron nous offrent de précieuses informations permettant de mieux comprendre les concepts d’« importance nationale » et d’« intérêt exceptionnel » ainsi que leurs rôles dans les processus d’aliénation et d’exportation des œuvres d’art. Carole Delamour dresse un portrait de la question du rapatriement des biens culturels autochtones qui va au-delà des seules œuvres d’art. Son approche contribue à mieux situer les demandes de rapatriement dans un contexte historique, culturel, politique et institutionnel en plaçant au centre de sa réflexion une éthique de la réparation et de la réconciliation. Gabrielle Paul nous livre un point de vue personnel sur le rapatriement. Ses réflexions sont issues de son expérience de jeune Innue de Mashteuiatsh impliquée dans une demande de rapatriement en cours, et permettent de mieux comprendre l’importance culturelle et symbolique de ces restitutions. Julie Graff a rencontré Lori Idlout afin d’en apprendre davantage sur le « Igloo Tag », son rôle et son importance symbolique et économique, de même que sur l’important travail que mène madame Idlout dans sa galerie d’Iqaluit. Nous remercions tous les auteurs, ainsi que Lori Idlout, pour avoir ainsi partagé leur expertise avec nous.

Traiter conjointement des enjeux soulevés par l’aliénation et le rapatriement permet de s’interroger sur une certaine conception des collections muséales, « éternelles » et « universelles ». Cela permet également de souligner à quel point les institutions culturelles sont des lieux de pouvoir contribuant à forger et à perpétuer les héritages culturels et les mémoires collectives. 

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(1) Notamment The Art Newspaper, Hyperallergic, Art Market Monitor, La Tribune de l’art et Bloomberg.

(2) BROWN, Kate. “People Across the Globe want Their Heritage Back. Canada May Offer a Blueprint for How to Get There”, Artnet News, [En ligne], 28 juin 2018, https://news.artnet.com/art-world/canada-restitution-indigenous-culture-1307060

(3) NEWCOMB, Steven. “PERSPECTIVES : Healing, Restoration, and Rematriation.” News & Notes. Spring/Summer 1995, p. 3.

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