À l’origine de la Loi sur l’exportation et l’importation de biens culturels

La Loi fédérale sur l’exportation et l’importation de biens culturels, adoptée en 1985, est l’aboutissement de plusieurs années de débats et d’adoption de mesures diverses visant à établir des balises permettant de mieux protéger les biens culturels conservés dans les musées canadiens. La question agite alors le monde muséal à l’échelle internationale.

À la fin des années 1960 et au début des années 1970, plusieurs États prennent conscience de la nécessité d’adopter des mesures de protection pour leurs biens culturels, notamment à cause d’une augmentation incessante des vols, aussi bien dans les musées que sur les sites archéologiques. C’est dans ce contexte socioéconomique et culturel que l’UNESCO rédige la Convention concernant les mesures à prendre pour interdire et empêcher l’importation, l’exportation et le transfert de propriété illicites des biens culturels. À l’origine, cette législation a pour principe la défense ainsi que la protection des biens culturels face au commerce illicite, mais aussi en cas de conflit armé pouvant mettre en péril les œuvres et les objets historiques. Le Canada ratifiera cette convention en 1970.

Un choix de société

Au Canada, l’adoption de la Loi sur l’exportation et l’importation de biens culturels a été favorisée par la volonté du gouvernement de ne pas répéter les erreurs du passé. À la fin des années 1960, le Canada voit lui échapper l’importante collection de Joseph Hirshhorn, faute d’exemption fiscale adéquate. Cet événement nous a récemment été rappelé par Serge Joyal, sénateur canadien et ancien expert à la Commission canadienne d’examen des exportations de biens culturels (CCEEBC) qui a pris part aux débats sur le projet de loi de 1975. À l’origine de cette législation était l’ambition du gouvernement canadien d’encourager le don de particuliers et de grands collectionneurs afin d’enrichir de manière diversifiée les collections muséales. Il est important de préciser que cette Loi permet au gouvernement canadien de subventionner indirectement le développement des collections dans l’ensemble de son réseau muséal sans avoir à dégager des millions de dollars en subventions. Il s’agit d’un choix de société qui caractérise depuis plus de trente ans le système muséal canadien.

Suite à son entrée en vigueur en 1985, cette Loi a connu diverses modifications au cours des années 2000. À ce jour, le dernier remaniement de cette législation a été effectué le 1er novembre 2014. Plus récemment, une décision de justice du 12 juin 2018 rendue par la Cour fédérale a une incidence majeure sur l’interprétation des critères d’« importance nationale » et d’« intérêt exceptionnel » des œuvres d’art. Ces critères d’évaluation sont utilisés dans le processus d’octroi des licences d’importation mais également d’exportation des biens culturels.

Les effets de la Loi dans le domaine muséal

Concrètement, la Loi sur l’exportation et l’importation de biens culturels permet de fixer les procédures, les règlementations et les conditions relatives à l’acquisition et à l’aliénation des objets de collections muséales conservés tant dans des institutions fédérales que provinciales. Cette législation est constituée de deux volets; d’une part, celui de l’importation, et d’autre part, celui de l’exportation des biens culturels.

Le premier cas favorise les acquisitions par le don en reconnaissant « l’importance nationale » et « l’intérêt exceptionnel » de l’œuvre ou de l’objet en question. Selon la Loi, un objet revêt une « importance nationale », si et seulement si, « sa perte appauvrirait gravement le patrimoine national1 ». Quant au critère d’« intérêt exceptionnel », l’œuvre ou l’objet y répondra « en raison soit de son rapport étroit avec l’histoire du Canada ou la société canadienne, soit de son esthétique, soit de son utilité pour l’étude des arts et des sciences2 ». Dans le cas des œuvres d’art, elles peuvent être exceptionnelles d’un point de vue esthétique : un critère dont les interprétations peuvent être nombreuses, laissant ainsi place à une grande part d’arbitraire dans l’application de la loi. »

Le jugement Heffel Gallery Limited c. Canada obligera le gouvernement canadien et les gouvernements des provinces à revoir les lois qui régissent le mandat des musées nationaux, car ces lois semblent bel et bien invalidées par ce jugement.

La Commission canadienne d’examen des exportations de biens culturels (CCEEBC) a, depuis 1977, la tâche de déterminer si les biens culturels correspondent aux deux critères définis précédemment. La Loi sur l’exportation et l’importation de biens culturels constitue dans ce volet un atout primordial au financement et au développement des collections muséales au Canada.

Le second cas concerne l’« exportation ». Elle donne la possibilité à toutes les personnes, sociétés ou organismes de sortir du pays, de manière temporaire ou définitive, un bien culturel canadien contrôlé. Pour ce faire, il faut obtenir une licence d’exportation. Lorsque celle-ci est permanente, l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC) demande à un expert-vérificateur3, choisi par le ministre du Patrimoine canadien, d’examiner les demandes de licence d’exportation. De ce fait, il détermine si le bien visé par la demande de licence présente un « intérêt exceptionnel » ou revêt une « importance nationale » pour le Canada. Si le bien ne présente aucun de ces deux critères, l’expert-vérificateur recommandera à l’ASFC de délivrer la licence d’exportation définitive. De plus, il devra envoyer une copie de cette recommandation, sans délai, à la Commission canadienne d’examen des exportations de biens culturels (CCEEBC) et au ministre du Patrimoine canadien.

L’« affaire Chagall »

La presse canadienne a récemment rendu compte de l’« affaire Chagall », soit la tentative du Musée des beaux-arts du Canada d’aliéner de sa collection l’œuvre La tour Eiffel (1929) de Marc Chagall, en la mettant en vente chez Christie’s à New York. L’objectif était alors d’obtenir des fonds permettant au Musée d’acheter une œuvre de Jacques-Louis David, Saint Jérôme entendant la trompette du Jugement dernier (1779). Devant le tollé suscité par ce projet d’aliénation et son exportation pour fins de vente, l’œuvre est finalement rentrée au pays.

Il s’avère que le processus d’octroi de la licence d’exportation définitive de l’œuvre de Chagall ait été effectué dans la précipitation. En effet, il semblerait que l’expert-vérificateur n’ait pas informé la CCEEBC de cette recommandation permettant l’exportation de ce bien. Or, la Commission aurait pu exiger un délai de deux à six mois afin de reporter la délivrance de cette licence, si et seulement si, elle avait estimé qu’une institution canadienne pourrait être intéressée à acquérir l’œuvre.

Exporter une telle œuvre hors du Canada sans faire préalablement une démonstration claire de son absence d’« importance nationale » et d’« intérêt exceptionnel » a eu de lourdes conséquences sur l’institution. Si le Musée a dû s’acquitter de frais auprès de la maison de vente aux enchères – frais qui ont été assumés par un donateur anonyme – le plus lourd prix qu’il doit assumer est sans doute celui d’une réputation entachée. Il est indéniable que la médiatisation de cette affaire a créé une onde de choc dans le monde des musées et des collectionneurs, ceux-ci étant des partenaires de premier plan au sein des institutions. La confiance des collectionneurs envers les musées a été compromise et pourrait bien avoir un impact négatif sur le développement de leurs collections par voie de don.

L’aliénation des objets de collections en regard de la Loi

Une autre polémique a fait les manchettes peu de temps après l’« affaire Chagall ». Le 12 juin 2018, la Cour fédérale du Canada a jugé déraisonnable une décision de la CCEEBC, qui avait conclu que l’œuvre de l’artiste Gustave Caillebotte, Iris bleu, jardin du Petit Gennevilliers (1892) présente un « intérêt exceptionnel » et est d’« importance nationale ». L’organisme avait donc décidé de retarder de six mois la délivrance d’une licence d’exportation afin de permettre à une institution muséale canadienne de déposer une offre d’acquisition. Cette décision de la CCEEBC a été remise en question et portée devant les tribunaux par la maison de vente aux enchères Heffel qui avait vendu l’œuvre de Caillebotte à une galerie londonienne, qui était alors dans l’attente de recevoir son bien.

Dans le jugement Heffel Gallery Limited c. Canada, le juge Manson est venu clarifier le critère d’ « importance nationale » en spécifiant que le bien culturel doit avoir un lien apparent avec le Canada. Bien que la procureure générale du Canada ait envoyé la décision en cour d’appel fédérale, la Commission est tenue d’appliquer cette interprétation de la Loi jusqu’à nouvel ordre.

À l’été 2018, plusieurs institutions muséales ont reçu du ministère du Patrimoine canadien une note de service ayant pour objectif d’apporter des spécifications concernant l’interprétation du critère d’« importance nationale ». Selon le ministère du Patrimoine canadien, la décision de la Cour fédérale vient préciser aux experts-vérificateurs que le concept d’« importance nationale » doit avoir un lien direct avec le Canada. Cette précision à la Loi aura pour impact de faciliter l’aliénation des œuvres d’art international par les musées canadiens.

Suivant l’interprétation du critère d’« importance nationale » que propose le juge Manson, l’œuvre de Marc Chagall aurait aisément pu sortir du Canada en raison de l’absence de lien direct entre l’œuvre et le patrimoine culturel canadien. En d’autres termes, les musées canadiens qui acquièrent des œuvres essentiellement par les dons ne pourront plus enrichir leurs collections avec des œuvres qui ne seraient pas liées directement à l’histoire et au patrimoine canadien. Les conséquences de cette jurisprudence pourraient être catastrophiques pour les musées et leurs publics.

Le critère d’« importance nationale » et la mission du musée : une contradiction apparente ?

La loi fédérale et la loi provinciale sur les musées nationaux encouragent ceux-ci à collectionner des œuvres et des objets ainsi qu’à les faire connaître à leur public. Cette Loi précise que le patrimoine national canadien ne se réduit pas uniquement à des œuvres réalisées en sol canadien. De ce fait, elle exige des institutions muséales qu’elles fassent preuve d’une ouverture à l’international. La position du juge Manson sur l’importance nationale des œuvres vient remettre en question les fondements qui permettent aux musées nationaux de développer leurs collections en faisant l’acquisition d’œuvres d’ici mais aussi d’ailleurs. Son interprétation du critère d’« importance nationale » en vertu de la Loi sur l’exportation et l’importation de biens culturels ne semble pas tenir compte de la Loi sur les musées nationaux. Pourrait-on imaginer que le Musée d’art contemporain de Montréal soit dans l’obligation de refuser des dons d’œuvres majeures d’artistes non canadiens alors que son mandat défini par la Loi sur les musées nationaux l’exige ? Faut-il comprendre que le Musée des beaux-arts de Montréal, qui est un musée privé, ne pourrait plus acquérir par don des œuvres d’artistes étrangers ? Le patrimoine des musées canadiens doit-il se replier essentiellement sur sa propre histoire ? Dans un monde où la mondialisation favorise la mobilité des personnes, des cultures et des œuvres, le Canada peut-il aller à contresens de ces changements ?

Bref, l’interprétation du juge entre en contradiction avec les lois qui définissent la mission des musées nationaux. Dès lors, que penser de cette nouvelle interprétation du concept d’« importance nationale » ? Est-elle encore pertinente au regard de cette contradiction apparente avec le mandat des institutions muséales canadiennes qui encourage l’acquisition d’œuvres internationales ? Poser la question, c’est y répondre. Le jugement Heffel Gallery Limited c. Canada obligera le gouvernement canadien et les gouvernements des provinces à revoir les lois qui régissent le mandat des musées nationaux, car ces lois semblent bel et bien invalidées par ce jugement. Comme le soulignait Nathalie Bondil dans un texte collectif4 publié dans Le Devoir, les musées se retrouvent dans un vide juridique qui entrave le développement des collections publiques au pays.

(1) Loi sur l’exportation et l’importation de biens culturels,1985, art 11(1)(b).

(2) Ibid., art 11(1)(a).

(3) L’expert-vérificateur correspond à une organisation à qui le ministre du Patrimoine canadien confie le mandat d’examiner des demandes de licence d’exportation. Il peut s’agir d’un musée, d’une galerie d’art, d’une bibliothèque, d’un centre d’archives ou d’une faculté universitaire qui possède une expertise dans les biens culturels qui font l’objet de la demande de la licence d’exportation.

(4) Collectif, « L’avenir des musée du pays est en jeu », Le Devoir, 31 août 2018.