Andrew Lui
La chevauchée fantastique
Entre Orient et Occident, Andrew Lui déploie un archétype commun à toutes les civilisations : le cheval.
Le tableau de format carré, Rainbow Journey (2009), parmi beaucoup d’autres des séries Pilgrim Progress I, II, et III, est représentatif de l’art d’Andrew Lui depuis une décennie (2006-2016). La couleur s’impose à la surface (bleu ultramarin, magenta et jaune impérial), sur des poitrails caparaçonnés que d’allusifs fragments complètent – naseaux dilatés, oreilles pointues, pattes aux sabots levés –, que différentes orientations multiplient à plaisir dans un déploiement d’apparence cinétique. Les lignes noires du paraphe calligraphié indiquent l’action, les lignes grises, pénétrées du vide « flying white » d’un large pinceau presque sec, soulignent la vitesse du mouvement : celui du sujet suggéré – le cheval – et celui du sujet agissant – le peintre.
Le sujet et l’image s’unissent dans une symbiose parfaite qui conjugue l’énergie fougueuse de l’un et le pouls exalté de l’autre, à moins qu’ils ne se cherchent dans le « blues » mélancolique des profondeurs. Émotion, sensations, sentiment, tonus, tension, saisie instantanée de l’aboutissement du passé, se trouvent concentrés dans un précipité pictural – chimique et alchimique !
Bien que je sois initiée à l’art et au mode de pensée de l’Extrême-Orient, rencontrer Andrew Lui fut pour moi une expérience déstabilisante. En 1980, à 27 ans, il comptait déjà plusieurs vies : l’enfance secrète, la Révolution culturelle au Petit Livre rouge de « Chairman Mao », l’apprentissage du capitalisme dans le maelström mercantile de Hong Kong, la découverte de l’art contemporain à l’Ontario College of Art (Toronto, 1972), et la révélation de l’Italie dont il apprend la langue et dévore la culture à partir de la Renaissance. Il s’installe à Montréal en 1977, Chinois d’origine, Canadien d’adoption, Italien de goût, Montréalais par choix, artiste doté d’une double formation classique, maître de la gravure sur bois (« I am a printmaker », disait-il), aspirant peintre à l’huile sur toile sur le mode occidental,1 armé pour briller dans le courant néo-expressionniste qui s’impose alors, en rupture avec l’art purement formaliste qui veut ne rien dire.
Andrew Lui, à la croisée des cultures et des civilisations, doué d’une phénoménale faculté d’assimilation, a beaucoup à dire, mais au début des années 1980 cherche encore sa voix. Et aussi sa voie, globe-trotter artistique confronté à la nécessité « to make a living », auto-entrepreneur avec l’aide de quelques bons samaritains rencontrés sur sa route. C’est ainsi qu’il fonde avec succès la Galerie Han Art, singulière et globale entreprise aux ramifications internationales. La stabilité acquise lui permet d’en déléguer la gestion ; il ne s’attribue, pour le plaisir, que les ventes des œuvres signées des grands noms qu’il admire – Picasso, Riopelle, de Kooning, Bacon, Jack Bush… – et se consacre à l’accomplissement de son œuvre picturale.
Il s’affirme, vers 2006, quand l’adéquation des matériaux permet à sa peinture d’être en soi une signature : papier de riz, encre et acrylique fluides fondent la sûreté calligraphique du geste. Calligraphie non par analogie, comme l’entendait André Malraux à propos de Georges Mathieu, ce « calligraphe occidental ». Au sens oriental d’un véritable signe signifiant où peinture et poésie se trouvent indissociables. Andrew Lui montre le plus grand respect pour l’écriture, la poésie, la culture et pour ceux qui y sont plongés. Sa galerie prodigue à ses artistes livres et catalogues luxueux.
Les moyens de son art servent l’émergence de son mythe personnel, qui fait la synthèse des thématiques et des métaphores obsédantes : le Temps, la durée, la mort ; cheminement, voyage, pèlerinage ; la femme cavalière, (Sabine enlevée ou Amazone guerrière) ; le Destin, l’espace, fuite ou croisade. Sa conscience de la complexité prévaut dans ce tressage des fils rebelles sur le métier à tisser qu’est la vie : Woven Love, Woven Journey. Un archétype commun à toutes les civilisations surdétermine ces thèmes et leurs images : le Cheval, puissant, rapide, élégant, loyal mais libre. Il envahit l’espace du tableau vers 2009, et occupe, dans tous les sens du mot, l’univers imaginaire, bête de somme parfois chargée du poids de l’existence ou cheval ailé des « ailes du désir ».
Le long tableau Équestriennes II est intrigant à la fois par son titre et par l’intrusion dans le plan d’un collage d’écriture chinoise. L’anglicisme voulu, dans la forme féminisée du qualificatif anglais « equestrian » (en français « cavalière »), ramène à la racine latine « equus », et fusionne femme et cheval. Deux cavalières sont évoquées dans des tons sombres, où s’insèrent les lignes verticales d’un texte/tissage. Il s’agit en fait de coupures tirées d’un almanach du cultivateur : donc d’un calendrier (mesure du Temps) dévolu au travail de la terre réglé par les astres, la lune en particulier (« lunar calendar »), comme le sont les cycles de la femme et les neuf lunaisons de l’enfantement. Des couches obscures de signification personnelle affleurent ici, entre les lignes.
Avec Farewell my Concubine, les lignes déliées et le vide ambiant atténuent l’intensité dramatique.
Chez Andrew Lui, art abstrait et figuratif, oriental et occidental, ancien et actuel se mêlent au-delà des idéologies et des manifestes d’ateliers.
Andrew Lui est représenté par la Galerie HAN Art Gallery (Westmount).
(1) Voir Monique Brunet-Weinman : « La fuite créatrice d’Andrew Lui », Vie des Arts, numéro 95, été 1979, p. 43-45.