Jean-Pierre Larocque, « que le spectacle continue ! »
Dans l’œuvre Les gens du voyage, Jean-Pierre Larocque s’est représenté de la même façon que Velasquez a inclus son autoportrait dans les Ménines.
Entrer dans l’atelier de Jean-Pierre Larocque, c’est pénétrer dans un univers tel qu’il était représenté autrefois en photographie, avant que celle-ci n’ait appris à s’exprimer en couleurs. Une foule de personnages nous fait face, noirs sur blanc ou blancs sur noir. Impressionnants, hiératiques même, ils émergent du noir profond du fusain. La gomme à effacer les a révélés. Elle a été utilisée par l’artiste comme un crayon. Les grands fusains sont en quelque sorte des dessins inversés. Comment ces individus sont-ils apparus ? Peu à peu, par mutations successives. Le dessinateur ne sait jamais en commençant à travailler ce qu’il va trouver sur la feuille de papier et c’est précisément ce qui le motive. Jean-Pierre Larocque qui se défie du « vide papier que la blancheur défend » noircit une partie de la surface. Bientôt un visage féminin se manifeste, il le trouve intéressant, le précise, le transforme en jeune homme, lui met une barbe, l’enlève, lui redonne sa première identité et peu après un autre personnage prend forme à quelques centimètres du premier. C’est ainsi que, progressivement, les figures sortent de l’ombre au sens propre comme au sens figuré et qu’une scène se met en place.
L’artiste utilise toutes sortes de médiums. Les cartons contiennent un nombre impressionnant de dessins exécutés à l’encre, au stylo à bille, au stylo-plume… Pour les grandes œuvres réalisées au crayon, à l’encre et à la gouache, Jean-Pierre Larocque dessine d’abord des lignes – une sorte de gribouillis – de manière automatique, comme le faisaient les surréalistes pour empêcher la censure de la raison et laisser l’inconscient s’exprimer librement. Une première figure naît de ce chaos linéaire, puis une autre. Des personnages apparaissent. Certains restent, d’autres sont dissimulés sous la gouache, mais la trace en est encore légèrement visible comme dans un palimpseste. Il y a souvent beaucoup de monde dans les œuvres de Jean-Pierre Larocque, comme si ces inconnus se pressaient pour faire valoir leur droit à l’existence. Dans ce dessin, ils sont relativement peu nombreux, mais au lieu d’occuper l’espace, ils se précipitent tous dans une même direction, vers un cadre qu’ils prennent d’assaut. La présence d’un singe, assis sur un socle, incite à penser que les personnages sont des saltimbanques qui se préparent pour la parade. Un homme, assis par terre, ne participe pas à la bousculade. Une colombe, sortie sans doute du chapeau démesuré que porte le prestidigitateur, s’est posée sur sa tête, comme si elle voulait incarner le Saint-Esprit. Il tient fermement dans sa main droite deux crayons que l’on pourrait confondre avec une paire de ciseaux et appuie son bras gauche sur l’épaule d’une femme qui se trouve à l’intérieur du cadre.
Jean-Pierre Larocque s’est représenté dans cette œuvre de la même façon que Velasquez a inclus son autoportrait dans les Ménines. Toutefois, il ne s’agit pas d’une représentation réaliste. Avec son gilet et ses gants brodés, le dessinateur joue le double rôle de directeur du cirque et du dompteur qui est capable de faire sauter un tigre à travers un cerceau. Mais, ce cirque ne présente aucun animal dangereux et le pacifique dompteur attend tranquillement que les hommes et les femmes entrent dans le cadre qui est la métaphore du tableau. L’artiste fait confiance à la matière, qu’il s’agisse de l’argile, du fusain ou de la gouache, et pratique le rêve éveillé qui permet à la création d’émerger. C’est le coffre ouvert dans lequel il sait qu’il peut toujours puiser. Il est placé à côté d’un dé qui rappelle l’importance du hasard objectif pour les surréalistes. Avec leur accoutrement bizarre, les personnages ont l’air de sortir de l’univers des contes de fées dont Bruno Bettelheim a fait la psychanalyse. Il me semble que Jean-Pierre Larocque considère avec une certaine ironie le désir qu’ont les êtres humains de laisser d’eux une image durable, alors qu’ils ne sont sur terre que de passage, comme les gens du voyage. Le singe, qui n’a pas conscience de l’absurdité de la vie, regarde de haut l’agitation humaine.
Quel que soit le processus créatif, le résultat dépend de la maîtrise de l’artiste et, dans cette œuvre, elle est exceptionnelle. Le grand espace inoccupé à gauche contrebalance la surcharge graphique qui emplit le cadre. La structure en diagonale est parfaite. Les points dessinés sur la malle font écho à ceux qui indiquent les numéros sur le dé et le x, symbole de l’inconnue mathématique, se retrouve sur le socle où serpente la queue du singe. Une forme abstraite était nécessaire pour animer le vide qui est et n’est pas le ciel. Un simple ovale. Rien de plus, rien de moins. l
Notes biographiques
Né en 1953 à Montréal, Jean-Pierre Larocque obtient son baccalauréat à l’Université Concordia en 1986, puis sa maîtrise au New York State College of Ceramics de Alfred University. Sa première exposition individuelle a lieu à La Swidler Gallery à Ferndale (Michigan). Il participe à la Biennale nationale canadienne de céramique à Trois-Rivières en 1994, puis en 1995 à International Invitational Exhibition à Séoul. De 1994 à 1999, il enseigne à California State University à Long Beach (Californie), puis établit à nouveau son atelier à Montréal. De 2000 à 2006, il a plusieurs expositions individuelles à Garth Clark Gallery à New York. En 2006, le Gardiner Museum of Ceramic Art à Toronto inaugure sa galerie d’exposition avec une exposition majeure de ses sculptures et de ses dessins. Sa dernière exposition individuelle a eu lieu en 2011 à la Galerie d’Este à Montréal.