Vous reconnaissez un tableau de Michael Smith au relief tourmenté que forment les couches de peinture qui en balayent la surface. Tel est le cas de Destroyer 4.

En regardant un tableau de Michael Smith avec un peu d’attention, vous constatez que le jeu des strates, la générosité des empâtements, le tumulte apparent des sillons, des crêtes, des excavations, des saillies qui se disputent l’espace, composent un paysage. À vous alors d’en explorer les reliefs, à vous d’en découvrir les mille variations, car le tableau que vous avez choisi d’examiner pourrait prétendre, à l’égal d’un paysage naturel, se présenter à vos yeux sous un jour différent selon les caprices du temps qu’il fait, et donc de son éclairage mais aussi selon les états de votre humeur.

Les toiles de la série Destroyer et notamment Destroyer 4 n’échappent pas à ces caractéristiques – on dirait ces tropismes – si propres au style de Michael Smith. Comme beaucoup de compositions de l’artiste, leurs effets apparents de surcharge ne résultent pas d’un travail spontané d’étalement ou de projection de peinture sur un plan (toile ou panneau), mais d’une suite d’études sur papier ou d’une série de simulations sur l’écran d’un ordinateur. Grâce à des logiciels de traitement d’images, l’artiste superpose et mixe des clichés de paysages réels. Il observe les arrangements qu’il provoque en modifiant l’intensité des couleurs, la mise au point, l’angle de perception. Il peut extraire un détail, le grossir, l’éloigner. L’image ou les images qu’il retient à l’issue de ces manipulations lui servent alors de modèles de référence. Elles jouent le rôle d’esquisses ou de schémas d’où il sélectionne des éléments qui stimulent sa créativité.

À coups de brosse et de spatule, il commence alors à élaborer le tableau d’où va naître un paysage. Michael Smith admet qu’au cours de cette phase, il n’est pas totalement maître du processus : les formes qu’il fait surgir le guident autant qu’il les oriente lui-même. Ce phénomène, tous les artistes le connaissent bien. Cependant, Michael Smith prend bien soin de préciser qu’il ne dévie pas de son objectif fondamental : « retrouver ou imaginer la dynamique qui anime la vie dans ce qu’elle a d’organique ». Or elle émerge là où il ne l’attend pas, là où personne ne l’attend : neuve, originale, riche d’infinis possibles. L’image qui peu à peu se forme à l’issue du combat/dialogue avec la toile s’impose à la fin comme une évidence.

Évidence ? Ce qui s’étend devant les yeux du spectateur ressemble plutôt à un fouillis, un inextricable chaos. Ni abstraction ni figuration. Un peu de patience toutefois suffit pour commencer à pénétrer dans l’image. Alors, il devient possible de distinguer une clairière, un étang, un taillis, une plaine accidentée, un bouquet d’arbres, un sol couvert de mousse et de feuilles, un bras de mer houleux, un ciel et ses nuages…

Mais ce n’est pas tout. Il faut continuer à avancer pour se rendre compte que le paysage se transforme à mesure qu’on le regarde. Voilà précisément le phénomène que Michael Smith cherche à installer. L’artiste relève la gageure de produire une image fixe qui révèle la perpétuelle transformation du paysage. Sa peinture repose sur une subtile équivoque : elle donne l’impression (l’illusion) que le paysage se transforme sous les yeux de celui qui l’observe tout en suggérant l’idée que ce sont ses yeux qui font surgir cette transformation ; en somme, qu’ils font émerger la conscience du changement.

La toile Destroyer 4 répond bien aux principes qu’applique Michael Smith. Tout comme dans les autres tableaux de la série Destroyers, l’artiste associe à ses paysages la notion de conflit, c’est pourquoi il y introduit la figure d’un vaisseau de guerre. Né en Angleterre peu après la fin de la Deuxième Guerre mondiale, l’artiste se rappelle avoir remarqué dans son enfance des lieux qui avaient été bombardés. Par exemple, il a observé au milieu d’un terrain un cratère sans doute creusé par l’explosion d’un obus. Or, aujourd’hui, cette excavation, évidemment causée par un acte de violence, se présente sous l’aspect d’un paisible étang qui agrémente une campagne bucolique. Une cible de guerre s’est transformée en un lieu pacifique. L’inverse est également possible.

Bien des années plus tard, en effet, Michael Smith a eu l’idée d’intégrer des représentations un peu fantomatiques de destroyers dans une série de peintures où l’accord entre terre, mer et ciel apparaît précaire. La rivalité entre ces trois espaces donne en quelque sorte naissance au vaisseau dont l’image est le fruit symbolique de leur conflit. Le bâtiment redoutable apparaît grisonnant au centre de la toile : sa couleur résulte assurément de la fusion/confusion des tonalités pierreuses des éléments en conflit dans le tableau. Dans ce combat, on ne sait où finit la terre et où commence la mer qui elle-même se perd et se noie dans le ciel tourmenté.

Notes biographiques

Michael Smith est né à Derby (Angleterre) en 1951. Il s’est installé à Montréal en 1978. Il détient une maîtrise en art de l’Université Concordia (1983). Il mène une double carrière d’enseignant (Collège Dawson) et d’artiste. Ses œuvres font partie des collections des grands musées : Musée des beaux-arts de Montréal, Musée d’art contemporain de Montréal, Musée national des beaux-arts du Québec, Musée des beaux-arts du Canada. Ses expositions fort nombreuses ont été commentées dans la plupart des journaux et périodiques du Canada et, évidemment, dans Vie des Arts, dès ses débuts, en 1981.

Michael Smith est représenté par la Galerie Michel Guimont (Québec).