Roumanes dessine et peint des femmes. Par milliers. Sous tous les angles. Dans toutes les postures. Continûment. Infiniment. Sa peinture Isis et Osiris en offre un témoignage éloquent.

Regarder une œuvre de Roumanes, c’est entrebâiller la porte du paradis et vous entendre dire : « Entrez ! »

Sitôt le seuil franchi, vous voilà submergé par tant de splendeur. Ces femmes, là, devant vous, sur votre droite, sur votre gauche, au-dessus de vous, ces femmes innombrables vous ouvrent un passage. Elles vous accueillent avec le naturel de personnes qui vous seraient familières. La plupart sont ravies de vous voir.

Muettes. Elles sont muettes, mais vous devinez ce qu’elles vous diraient si elles pouvaient parler. Elles vous diraient : « Vous, enfin ; vous, ici ». Vous sentez bien le soulagement qu’elles éprouvent et la joie peut-être déjà de vous voir les regarder. Tout de même, vous remarquez leur étonnement devant la retenue de votre émerveillement. Aux signes discrets qu’elles vous adressent, vous déduisez qu’elles vous saluent. Leur politesse vous flatte. Mais vos yeux tournent toujours un peu partout, subjugués par l’infinie sarabande de chairs dont vous n’êtes pas sûr qu’elles soient transparentes tant elles s’imprègnent des couleurs alentour.

Vous avez envie de plonger, mais vous n’osez pas. Vous hésitez à répondre à l’appel silencieux de ces femmes ou de ces anges dont vous ne distinguez pas les ailes. Quittez cette prudence. Une voix chaude et rassurante – vous ne savez d’où venue – vous encourage. Vous l’entendez prononcer ces mots : « N’ayez nulle crainte : elles vous aiment toutes ! »

Prodige du dessin, délice de la peinture. Vous consentez à entrer plus avant dans le tableau. Il s’intitule Isis et Osiris. Sitôt le titre énoncé, vous vient à l’esprit l’histoire de ces deux héros mythiques : Isis courant le monde à la recherche des quatorze morceaux éparpillés du corps d’Osiris, son frère et mari. Elle en trouvera treize, les rattachera et redonnera vie à son bien-aimé. Ainsi n’est-ce pas pour rien que le tableau vous apparaît constitué de deux fragments de tissu suturés ensemble à l’une de leur extrémité et dont la cicatrice rappelle le rapprochement des lèvres d’une plaie.

Cependant, Roumanes raconte l’histoire autrement. C’est Osiris qui cherche Isis, sa femme et sœur. Elle n’est pas démembrée, elle. Il la sait omniprésente. Il la veut et la désire ainsi. Elle surgit partout où le portent ses pas, partout où il tourne les yeux. Il voit sa femme dans toutes les femmes. Artiste, il ne se lasse pas de la dessiner et de la peindre. Il la représente, une et multiple, la même et toujours différente d’un modèle à l’autre dans son atelier comme en tout lieu. Ainsi, elle ne cesse de lui donner naissance et le justifie de peindre et de dessiner sans cesse. Dès lors, Osiris va au devant d’Isis car il la devine investie du pouvoir de lui donner sa consistance et sa prestance d’homme par la seule offrande à sa vue de son corps de femme.

Ainsi Isis et Osiris sont liés. Il en va de même des couleurs, des configurations et du tissu même à la surface duquel pigments et dessins s’ébattent, se déploient, se répartissent sans jamais l’occuper entièrement. Les trois éléments sont intriqués. Il y a d’abord le contact de deux épidermes : le chiffon de coton qui sert de support et de fond et les dessins des femmes limitées aux contours de leur anatomie. Il y a ensuite les couleurs et leurs traces : simples taches, pétales de fleurs ou empreintes de pas disséminées un peu au hasard, et qui épousent les pans rapiécés. Les femmes, enfin, sciemment désincarnées pour adopter ou absorber, au bonheur de leur proximité avec les pigments, l’incarnat, la blondeur (ocre et jaune), l’émeraude et la verdure et l’outremer laissés par les soies des pinceaux ou la langue de la spatule que, sans vergogne, l’artiste a essuyées avec le tissu, c’est-à-dire le chiffon d’atelier.

Roumanes, Isis et Osiris, Huile et dessin au plomb sur tissu, Non daté, 120 x 50 cm

N’ayez pas peur. Approchez-vous. Ces femmes, plus transparentes que véritablement nues, vous donnent à voir de face ou de trois-quarts leur figure révélatrice de leur tempérament : enjoué, maussade, désinvolte, aguicheur… À vous de scruter chaque visage en détail (yeux, nez, sourcils, bouche, menton) sans craindre de le dévisager – l’art recèle des licences que n’autorise pas la vie sociale. Profitez-en. Ne résistez pas.

La présence de chaque femme est irrésistible. Cette présence ne se circonscrit pas à un dessin à la mine de plomb quand bien même vous assimileriez la virtuosité du tracé à une écriture et que vous y chercheriez (en vain) quelque message en filigrane. Non. Cette présence tient à l’expression du regard, non celui qu’elle exerce sur vous, mais celui que vous portez sur elle. Et voilà les rôles inversés. Comme ceux d’Isis et d’Osiris. Roumanes s’y connaît en coups de théâtre.

Notes biographiques

Roumanes vit et travaille à Montréal. Il est l’auteur de nombreux livres d’artiste notamment Les Femmes du monde (1993), Belle comme un homme (1995), Petits poèmes de soie (1999), La Chambre d’amour (2000). Ses ouvrages font partie de la Bibliothèque nationale du Canada et de la Bibliothèque nationale du Québec, ainsi que de collections privées. Docteur en philosophie et critique d’art, il a publié un recueil de miniatures, Adikia (Leméac, 1999) et un essai, La société des cœurs (Spirale, 2001).

Roumanes est représenté par Espace Do (Montréal).