D’où je parle, et avec qui
D’où dois-je parler pour mieux pouvoir critiquer ? Pas seulement de derrière mon écran d’ordinateur. J’habite ma solitude avec celles et ceux qui parlent à travers moi. Des artistes, mais pas seulement, des philosophes, des critiques, des historiens aussi. Des pans entiers d’humanistes, certains politiques. Quelques maîtres à penser. J’invoque cette mise à distance de mon émotion qui me sert à penser ma sensibilité esthétique, nantie de ce qu’on appelle un certain « bagage culturel » – vilaine expression, mais invitation au voyage, tout de même.
Je parle donc de là où sont ceux qui m’aident à y voir plus clair, tout en appréciant que certains de mes confrères usent de spontanéité sans ce frein culturel. En somme, la critique d’art, dans sa pluralité, parle de lieux différents. C’est à chacune, à chacun de se positionner à bonne distance. La sienne. En ce qui me concerne, c’est de plus loin, donc, que j’exerce mon jugement critique, consciente de ce que d’où je parle explique en partie comment ma subjectivité fonde mon objectivité.
En tant que critique d’art, je me dois de soupeser la contrainte de la scénarisation muséale, ce qui revient à inventer mes propres outils pour l’évaluer.
Je pose mon bagage devant l’œuvre, j’ouvre grand les yeux, mes sens sont en alerte maximale, mais cela ne suffit pas, je le sais. Depuis les années 1970-1980, le discours et le récit ont investi la place, et le musée n’est plus dorénavant un lieu pour voir, mais un lieu à voir. Connaissez- vous Nathalie Crinière ? Avec quelques autres, Crinière participe de la mise en récit perçue comme valeur-ajoutée dans l’espace muséal. Au Musée des beaux-arts de Montréal, son agence de scénographie a valorisé la collection des arts décoratifs et du design ; elle a scénarisé et thématisé l’exposition haute couture Yves Saint-Laurent, love (2008), offrant au critique d’art un sacré défi ; à Denver, l’an passé, elle a apporté son grain de sel à l’exposition The Western, an Epic in Art and Film. À chaque fois, une réussite pour qui est sensible à la profondeur, à une forme d’équilibre entre le dévoilement et le suggéré et ne boude pas un effet théâtral. Vous souvenez- vous de François Confino ? C’est à lui qu’on doit Cité Cinés, qui a circulé à Paris, Gand et Montréal de 1987–1990, avec cette interactivité dont le public est aujourd’hui friand. Et puis, il y a Robert Carsen, le Torontois à la réputation internationale, appelé à mettre en scène des expositions autant que des opéras. Des trois, Carsen est celui qui s’adonne le plus volontiers au spectaculaire et à l’anachronique, le plus joueur, le plus ostentatoire peut-être. Ce qu’il aime, c’est créer un décor grâce auquel un sentiment d’immortalité est possible. Crinière n’a pas la même approche : elle joue sur la mise en espace, non sur le decorum. Tandis que Carsen vise l’émotion forte, elle se définit comme une instinctive, une passeuse, et cherche à ce que le public se sente à l’aise.
Toute critique d’art devrait avoir cette ambition de donner vie au lieu et à ce qu’il renferme – tableaux, sculptures, films ou vêtements –, ce qui l’aiderait à identifier d’où sa parole vient : d’un lieu de convergences préexistantes à son discours. Il convient néanmoins de ne pas être dupe : en tant que critique d’art, je me dois de soupeser la contrainte de la scénarisation muséale, ce qui revient à inventer mes propres outils pour l’évaluer. Je dois tenir compte du fait qu’un surinvestissement de l’objet dans son lieu précède mon propre surinvestissement, et qu’au final mon récit doit pouvoir se détacher du récit premier que livre la ou le scénographe. Problématique classique, somme toute, à l’ère où tous les récits se fragmentent et les espaces volent en éclats. Souci éthique, certainement. D’où mon récit part-il ? De l’œuvre en ce qu’elle est au préalable investie par la narration. D’où je parle, alors ? Du lieu de l’œuvre, avant tout, et surtout.