L’artiste… Il s’ingénie à peindre, à sculpter, à rédiger des histoires, à écrire des poèmes, à composer de la musique, à chanter, à danser, à déclamer des vers sur une scène…

L’artiste est un enfant. Il vous montre son dessin. Il attend de vous que vous lui disiez que c’est bien ou, à tout le moins, que vous appréciez ses têtards ou bien le portrait de vous qu’il vous propose…

Personne n’a rien demandé à l’artiste. Pourtant il a dessiné sur une feuille une figure, un paysage, des lignes, des carrés, des cercles… Il y a mis ou non des couleurs… Il a modelé dans de la glaise ou du plâtre un visage ou une forme indistincte… Ou alors, il a extrait d’un bloc de pierre, de bois ou de métal une structure abstraite ou reconnaissable… Comme un enfant.

L’exercice de l’art et celui de la critique d’art constituent des tâches d’autant plus délicates qu’elles ont pour témoin un troisième acteur : le public.

Qu’elles soient dans un certain ordre ou désordre assemblées, ces formes confèrent à leur support (feuille, toile, glaise, marbre…) la qualité d’œuvre d’art.

Cependant, cet enfant qu’est l’artiste entretient commerce avec la mort. Aussi l’artiste n’est-il pas un enfant. Ce qu’il réalise énonce d’une manière ou d’une autre le caractère périssable de tout ce qui appartient à la vie et rappelle en particulier la finitude humaine. Son œuvre en matérialise la conscience.

Plus que quiconque, l’artiste manifeste son étonnement à l’égard de ce qui conditionne l’existence : l’espace et le temps. Il interroge ces deux données qui fondent le réel ; son œuvre témoigne de sa confrontation avec ces a priori : elle en constitue le commentaire ; idéalement, le commentaire critique. En d’autres termes, il revient à l’artiste d’en débusquer les mensonges ou, au contraire, les vérités ; il lui revient également d’en signaler les aléas, mais aussi les plaisirs. Certains artistes y parviennent avec bonheur, d’autres échouent.

Le critique intervient, conscient de ces enjeux. Essentiellement, il s’emploie à commenter l’aventure que représente pour l’artiste la production de son œuvre élaborée en tant que résultat de son dialogue avec l’espace (la feuille ou la toile, les éléments de ses sculptures ou de ses installations, mais aussi son environnement : atelier, ville, pays…) et le temps (la durée, les interactions de toute nature, la vie sociale…).

L’exercice de l’art et celui de la critique d’art constituent des tâches d’autant plus délicates qu’elles ont pour témoin un troisième acteur : le public.

Par une opération où entrent en jeu son talent, une habile mise en scène et une bonne part de chance, il arrive que l’artiste devienne une personnalité publique précédée en tous lieux par sa notoriété : collectionneurs et dirigeants de musées le courtisent et convoitent alors ses productions. De simples feuilles ou toiles couvertes de signes et de plages de couleurs, de banales clefs USB recélant un flot d’images animées, hier encore sans valeur, atteignent soudain des prix astronomiques. Les expositions de l’heureux élu attirent des amateurs nombreux ; les commandes d’œuvres monumentales affluent…

Les critiques ne connaissent pas une telle gloire. Ils se contentent de s’attribuer parfois le mérite d’avoir contribué à celle dont certains artistes s’auréolent. Mince compensation.

Le mérite du critique est ailleurs. Il tient au risque qu’il prend de reprocher à certains artistes de tricher, d’esquiver l’affrontement auquel ils sont tenus et de produire une œuvre décevante. L’art du critique d’art repose dans le ton du récit qu’il donne de son enquête en se moquant, par exemple, de la pauvreté des images que propose tel ou tel artiste adepte de la toile blanche, abonné au monochrome ou aux figures géométriques répétitives, ou pillant sans vergogne des images sur le web… Les exemples abondent.

Dans un monde où les susceptibilités sont vives et les fatwas redoutables, le critique peut choisir de se taire et éviter ainsi tout danger de polémique (c’est ce qui se produit le plus souvent) ; par son silence, il surmonte l’écueil de portraiturer des artistes en victimes. Certains d’entre eux ne demandent d’ailleurs pas mieux que de s’ériger en martyr.

Bien sûr, le critique peut remplir une fonction plus noble. Sur les traces de la création artistique, elle consiste à réussir à percer l’énigme que représente toute œuvre d’art. Dès lors, l’aventure que relate le critique se calque un peu sur celle de l’artiste, mais en diffère dans la mesure où il raconte comment il a trouvé les clefs qui donnent accès à l’œuvre. Ces clefs, il les offre au public (lecteurs, auditeurs, téléspectateurs, internautes). Et si c’est un bon critique, sa manière de raconter les péripéties de son enquête ou de son analyse donnera à celles et à ceux qui suivront sa narration les moyens de juger par eux-mêmes les œuvres. Les clefs qu’il transmet alors sont celles de la liberté.

Bernard Lévy

En exposant ici quelques réflexions sur la condition de critique d’art, je me sens au terme d’un magnifique voyage qui m’a été proposé par la revue Vie des Arts ; et je songe que je me trouve peut-être au seuil d’un autre périple dont la nature m’est encore inconnue…

J’ai eu le privilège d’être souvent présent dans les pages de Vie des Arts depuis 1997, sous la direction de Bernard Lévy, qui – à l’image d’un chef d’orchestre – dose, souligne les partitions, les voix, les arrangements symphoniques et concertants du monde de l’art, traversé par des harmonies – mais aussi et surtout par des conflits larvés, et fréquemment cacophoniques… J’ai pu suivre les aventures de l’art en tant que reflet de la nature essentiellement incomprise de la destinée humaine, au carrefour d’une écobiologie, voire d’une théâtralité… cosmique !

J’ai été aux premières loges du débat encore ouvert – oui – sur le paradigme poststructuraliste qui nous entoure. On a beau parler de la mort de la peinture – et de la sculpture – ces modes d’expression riches de la chair de l’artiste sont encore bien présents (reconnus ou méconnus) et en constant débat avec le champ des expressions cognitives, conceptuelles, hybrides, numériques qu’on appelait jusqu’à très récemment postmodernes. L’art dans la matière, tactile, « haptique » – pour reprendre l’expression de Husserl – cet art qui est l’apanage de l’humanité depuis l’âge de pierre avec ses Lascaux et Altamira, livre un combat perçu comme d’arrière-garde afin de concurrencer les arts du signe et de l’hybridité, qui véhiculent la pensée de l’époque actuelle – celle du monde virtuel et numérique.

Les artistes m’ont ouvert les portes de leur atelier et j’ai été captivé par le foisonnement des arts – particulièrement à Montréal, au cœur du monde francophone – parcouru par tant de diversités et de richesses ethniques. C’est avec grand plaisir que j’ai pu faire écho à tant de talents. Cependant, je m’intéresse aujourd’hui à l’univers plus étendu d’expressions qui sillonnent d’autres pays…

En effet, le métissage latino-américain me fascine : je l’assimile à un courant qui rappelle celui mythique de la Mitteleuropa (XIXe siècle). L’une des particularités de ce métissage consiste à vivre au diapason de créations autochtones et africaines – intégrant avec une étonnante élégance des influences esthétiques actuelles… D’autre part, mes observations m’ont conduit à considérer la Chine et l’Extrême-Orient ainsi que l’Afrique comme les pilastres qui soutiennent la charpente de l’art mondial à l’instar de l’Occident.

Écrire une critique représente une gageure esthétique en soi – elle a chaque fois pour enjeu de réussir à rédiger le texte que je voudrais lire. J’ai trouvé quelques modèles d’écriture et d’approche chez des écrivains tels qu’Henri Maldiney, Baudelaire, Philippe Dagen, Yves Bonnefoy, André Salmon. J’aime le partage du plaisir esthétique – voilà ce qui maintient ma motivation et ma présence dans ces pages.

Peut-on se passer de la critique d’art ? Mon collègue Jean-Émile Verdier a réfléchi à cette problématique. « Quelle euphorie d’éprouver sans jamais s’en lasser cette collégialité entre l’œuvre d’art, son commentaire et la lecture de l’un avec l’autre », écrit-il. Il continue : « Le geste artiste restera critique, contestataire,transgressif. » Le geste critique qui explore, partage, fait découvrir des sensibilités, des pensées visuelles, doit répondre en toute rigueur au sérieux, au questionnement formel et social et aux remises en cause qui font le bon artiste.

Dans ce contexte, il est triste de voir la critique d’art de moins en moins présente dans les médias. Des changements vertigineux, survenus au sein du monde de l’information au Canada, affectent dramatiquement les organes de la presse papier. Pour ne citer qu’un exemple : fin novembre 2017, on apprenait la fermeture de la chaîne de journaux ontariens Torstar – menant ainsi à la disparition des articles critiques sur les arts. Il faut sans répit s’interroger sur la manière d’insuffler une nouvelle vie à la critique d’art, genre essentiel dans la littérature et le journalisme.

Les lettrés chinois de la tradition classique étaient souvent à la fois peintres, critiques et théoriciens, comme le relate François Cheng dans ses écrits sur le peintre moine Shi Tao (XVIIe siècle) 1. La même méditation zen ou tchan qui était à la racine du geste pictural déclenchait également chez Shi Tao des pages immortelles de commentaires sur le processus créatif. Ce trait qui réunit intuition et raison illumine l’impérieuse nécessité de la critique d’art : pont, trait d’union entre l’art et la littérature dans une culture qui a atteint sa maturité. Poussé à sa limite, le geste critique tend à se placer en symbiose avec l’œuvre.

Le débat artistique entretient des liens avec le débat social : il est même symptomatique de ce débat. Son caractère prophétique préfigure l’actualité. Le nomadisme, thème dominant des artistes au fil des années 90, n’était-il pas annonciateur des migrations massives de populations du Sud vers le Nord ? On peut inclure dans la même catégorie prémonitoire la problématique du genre et de l’identité sexuelle, qui mobilise aujourd’hui les forces de bien des artistes contemporains.

Inextricablement liée à la création artistique dans toute société complexe, la critique d’art doit sensibiliser et séduire le public, le confronter aux grandes questions sociales, le plonger au sein des grands mystères esthétiques. Si l’on accepte ces considérations, permettez-moi d’exprimer mon doute sur la valeur d’une société qui élimine constamment les tribunes de la critique d’art.