La pensée du renversement d’elle-même

Tout le monde connaît la formule « Je pense donc je suis ». Oui, mais encore ? Je suis une substance pensante… En substantifiant la pensée en « l’âme ou l’esprit », Descartes « matérialise » dans la pensée un être qui, pour lui, coïncide avec le moi. En fait, il s’agit d’un être pensé ; un être qui n’existe que dans la pensée, mais qui, pour Descartes, existe réellement, car il subsiste en tant que substance simple (simplement pensante). Partant de cette simplicité, Descartes suppose alors pouvoir, logiquement, instituer la prise de conscience de cette pensée comme vérité première de toute la philosophie et de la science.

Ainsi, la pensée qui d’abord pense tout sauf elle, finit par se penser elle-même. Et c’est cette pensée consciente qui va peu à peu être « chosifiée » en conscience. Comme s’il s’agissait d’une réalité… C’est dire que cette pensée qui contient l’existence (en substance) se voit investie de la garantie divine invoquée là pour fonder, à l’absolu, le renouvellement des principes d’identité de l’être et de non-contradiction de la pensée.

Coup d’envoi de la modernité, c’est là, en 12 lignes, le contenu formel du cogito.

Autrement dit, dans la réalité, le réel se présente ; dans la pensée, le réel se représente ; c’est une représentation. Mais alors : d’où vient qu’on puisse considérer quelque chose dans la pensée comme réel ? D’où vient cette réalité non réelle (métaphysique) ?

La réponse, inédite, est esthétique, cela vient : de la conscience d’un sentiment, le sentiment d’unité de soi ; sentiment qui cristallise le moi du « je pense » et l’identifie comme réalité intérieure – qui n’existe pas – mais qui subsiste, parce que ressentie avec la même intensité que le sont les sensations de la réalité matérielle extérieure au « moi »… On le voit, cette « existence » d’une réalité intérieure dérive directement de la sensibilité, c’est-à-dire d’une dimension non pas cognitive mais sensible – esthétique : la pensée consciente d’elle-même.

Je soutiens donc un point de vue difficile, mais qui s’impose par la première prise de conscience : la subjectivité s’avère le fondement permanent de l’objectivité.

Or cette dimension sensible d’emblée, cette sensibilité de la conscience esthétique renversée sur la rationalité, aboutit à une thèse imprévue : l’évidence formelle construite par la raison d’un seul ne peut plus être la vérité absolue pour tous ; désormais, c’est le sentiment d’évidence des sujets qui constitue le pivot de la vérité… en ouvrant un dialogue dans les trois ordres du vrai scientifique, du bien moral et du beau artistique !

Tels sont les fondements inattendus – les fondements esthétiques – de la rationalité… Ils valent pour la réalité virtuelle d’aujourd’hui. Ils rompent avec la métaphysique d’hier.

Je soutiens donc un point de vue difficile, mais qui s’impose par la première prise de conscience : la subjectivité s’avère le fondement permanent de l’objectivité. En effet, la singularité du sujet, en prenant forme d’œuvres ou de connaissances, « s’objective », et donc subsiste dans des créations, des performances et des actions qui modifient le réel. Et c’est ainsi que Platon, Einstein ou Picasso subsistent socialement dans des formules partageables par tous. Raison qui les fait considérer comme « immortels ». Mais voilà… Si ce qui est vrai pour les grands artistes ou les penseurs s’applique à tous, nous sommes devant une « hémorragie de subjectivités » (Jean Beauffret) qui explique la remise en question permanente de l’ordre social, et pas seulement sur les réseaux sociaux… Anarchique pour les esprits autoritaires, ce requestionnement constitue, au contraire, l’essence même de la liberté d’expression en démocratie. Ce conflit est permanent. Et universel ! L’activité artistique, essentiellement fondée sur la conscience esthétique, en témoigne depuis toujours.

Conflit ne désigne pas ici seulement le terrorisme politique, religieux ou financier qui déchire l’actualité mais aussi, mais surtout, l’autoritarisme « normal » qui hante la pensée dans toutes les cultures. Partout d’innombrables Lois, Vérités ou Critiques indiscutables nous aliènent au nom d’une puissante illusion que je nomme : la pensée du renversement d’elle-même ; celle qui tue au nom de l’amour ; celle qui torture au nom de la liberté ! Celle qui décide de force ce qui est vrai ou faux, bien ou mal mais qui, inexplicablement, reste indécise devant ce qui est beau…

Le sens de ma réflexion est précisément de penser cette indécision. Car c’est peut-être au cœur de l’indécision esthétique que se joue en permanence l’avenir de l’intelligence.

Par quel moyen ? En prenant conscience que, puisqu’on est capable d’imposer la guerre et sa violence en la « justifiant » par la morale de l’ambiguïté (la fin justifie les moyens terroristes, au sens hérité de Robespierre), c’est qu’il s’avère possible de renverser la guerre et de la maintenir renversée par le même moyen. Renverser sa violence pour installer la paix, en justifiant celle-ci par une rationalité créative de nouveau arrimée à la sensibilité esthétique de chaque conscience jugée alors significative à cause de cette capacité. L’axe esthétique montre là qu’il contient peut-être le plus ancien projet de l’humanité : l’humanisation de l’homme par l’homme au moyen de sa pensée.

Or la figure qui incarne le mieux cet humanisme, c’est celle de l’artiste. Ce ne sont plus les archétypes spirituels : le sage, le saint ou le savant, non plus que les figures de la représentation de l’ordre : le guerrier, le militaire, le super flic, l’agent secret, mais celle de l’artiste, dernier héros des temps modernes ! À la fois aventurier de l’ego et producteur d’œuvres en même temps que régénérateur de l’ordre social. Et si c’est l’artiste, c’est parce qu’il est actuellement en train de devenir l’emblème de notre singularité, seule susceptible de requestionner la rationalité formelle ou virtuelle autour d’un concept renouvelé : la personne – l’être pensant – dont la conscience sait qu’elle meurt tandis que s’immortalise sa pensée.

Là se tient « l’origine permanente » de la source esthétique, dans une poignée de consciences indécises parce que toujours en éveil. Et qui s’approfondissent de prise en crise… de conscience !