Les sens en éveil
Dans notre société hétérogène, composée de groupes qui ne répondent pas à un profil standard, avec toutes les formes que prend l’art actuel, s’ajoutant aux innombrables œuvres du passé, les critiques d’art sont confrontés à un immense défi. L’enjeu : transmettre des notions susceptibles de permettre à ceux qui les reçoivent d’apprécier l’objet d’art. Comment faire entendre leur voix au milieu du concert de commentaires, d’analyses, de jugements que nourrissent muséologues, enseignants, galeristes, conservateurs, éducateurs, artistes, intervenants de tout acabit ?
Ce qui distingue le critique de ses concurrents ou des autres porteurs de discours tient principalement au fait qu’il est dépendant de l’événement et de tout ce qui l’entoure : l’organisation d’une exposition assortie d’activités diverses telles que tables rondes, échanges avec l’artiste, visites commentées par le commissaire, etc. Il est donc tenu d’assimiler très vite des phénomènes qui s’annoncent comme nouveaux, voire inédits. Son rôle consiste à « traiter » les informations associées à l’événement, ce qui suppose une grande adaptabilité.
L’histoire des musées nous apprend qu’une tendance s’est résolument installée dès le XVIIIe siècle, remettant aux historiens de l’art – aussi appelés les connaisseurs – plutôt qu’aux artistes ou aux littéraires le mandat de présenter les œuvres, ce qu’ils firent dans la logique de leur science. Si ce système semble aujourd’hui un peu dépassé, à cause de la quasi-dématérialisation de l’œuvre et de la multiplicité des approches de mise en exposition, il semble néanmoins revenir au centre du débat.
Le critique doit garder à l’esprit le souci de transmettre à son public uneconfiance suffisante en son propre jugement.
L’exposition présente, et en présentant elle interprète. L’art contemporain, de son côté, tend à remettre en question les paramètres traditionnels de présentation et de lecture des œuvres, rendant leur interprétation dépendante de leur contextualisation. Le travail artistique et ses modes de diffusion sont désormais soumis à de nombreux facteurs dont il faut tenir compte pour en faire une analyse, au-delà de l’étude stricte de l’objet produit.
En ce qui concerne la présentation des collections muséales, le même phénomène est perceptible. Les expositions débordent de la logique scientifique des historiens de l’art vers une mise en perspective plus large et plus accessible, en tenant compte des différents publics cibles. La mise en exposition est désormais assujettie à un système de communication adaptable à une clientèle variable, et le discours savant de l’historien de l’art s’y trouve relégué dans les publications d’exégètes, et celui des musées, souvent ramené à celui du clientélisme à tout prix.
Dans les classes d’études en art, les étudiants procèdent à cet exercice critique envers leur propre travail et celui des autres. Pour développer son esprit critique, il faut donc partir de ses connaissances, de ses sensibilités, de sa culture et des indices qui relèvent de l’intention artistique et de sa production. Contrairement au critique d’art, l’artiste a une vision plus terre à terre, davantage axée sur le faire et, quoi qu’on en dise, sans véritable recul.
La sempiternelle intention de « faciliter l’accès aux œuvres » prend aujourd’hui de multiples directions. Le champ de l’analyse critique doit prendre en compte de nombreux types de discours et le critique ne doit pas se laisser intimider par les tenants de messages promotionnels, ni par les porteurs de discours pseudo-savants. Il doit garder à l’esprit le souci de transmettre à son public une confiance suffisante en son propre jugement. Ainsi, le compte rendu qu’il lui propose se présente comme le fruit d’un travail de tri, dont l’équilibre provient d’un délicat dosage de faits vérifiables et de subjectivité.