Le patrimoine kitsch au Québec
Le kitsch
Qu’est-ce que c’est, le kitsch ? Tout le monde le sait un peu, mais personne ne peut l’expliquer. Le kitsch marque l’imaginaire et stimule la discussion. Il est souvent vu comme un synonyme de mauvais goût, mais les goûts sont tellement personnels… Soyons donc rigoureux ! Après recensement des textes théoriques sur le sujet par plusieurs auteurs, nous nous basons plus spécifiquement sur les écrits de l’auteur Jacques Sternberg (1971) et du théoricien Abraham Moles (1976) pour arriver à une définition plus formelle.
La notion de kitsch fait donc ici référence à des lieux thématiques dont les traits dominants sont l’imitation, la surcharge, le cumul des matières, des textures et des couleurs. Le kitsch ne s’adresse pas, de prime abord, à l’intellect, mais plutôt au sensoriel et à l’affect. Exprimé sous forme de décor en architecture, il offre le plus souvent une expérience multisensorielle à la limite de l’exubérance, voire de la surenchère, car les formes que le kitsch peut prendre n’ont pour seules limites que celles de l’imagination de leurs concepteurs — et les moyens financiers des propriétaires des établissements où elles se manifestent. Nous nous intéresserons ici plus particulièrement au kitsch exotique, en tant qu’expression symptomatique d’une époque précise de notre histoire.
Un exotisme stéréotypé
Au Québec, comme ailleurs en Amérique du Nord, c’est dans l’après-Deuxième Guerre mondiale que le kitsch prend son essor. En compilant les lieux et en observant les thèmes récurrents, nous voyons que ceux-ci sont le reflet de plusieurs vagues de nouveaux arrivants dans un Québec qui commençait à s’ouvrir sur le monde. Ceci coexiste avec le boum économique que connaît alors la société québécoise et son émancipation par le biais de la Révolution tranquille. L’ouverture de certains commerces aux décors exotiques, parfois folkloriques, répondait à la curiosité des Québécois à l’endroit des pays étrangers. Les représentations utilisées dans plusieurs aspects de ces commerces thématiques (décors, cuisine, menu, musique, nationalité des employés, uniformes, etc.) s’appuyaient sur des stéréotypes, archétypes correspondant à la vision occidentale de ces pays et de ces cultures.
Aujourd’hui, ces représentations peuvent nous paraître grotesques, basées sur des clichés, et être parfois même perçues comme de l’appropriation culturelle. Il est toutefois important de se rappeler que ces référents esthétiques étaient conçus et utilisés par les différents groupes culturels eux-mêmes comme une manière d’exprimer, de faire connaître et surtout de populariser leur identité nationale. Le langage visuel mis en place était souvent romantique et exacerbait une idée stéréotypée de la culture en question, souvent à partir d’images véhiculées par la télévision, le cinéma hollywoodien et les parcs d’attractions thématiques, comme celui de Disneyland.
Prenons l’exemple du kitsch dans un restaurant grec : décoration avec un crépi blanc et des accents bleu franc, typographie angulaire sur les enseignes et les menus, représentations de temples évoquant le Parthénon. L’établissement japonais a ses paravents et ses lanternes en papier de riz, les sièges à même le sol et les serveuses en kimono, tandis que le restaurant chinois mise sur les couleurs rouge et or, la laque et les caractères stylisés. Le même type de déclinaison s’adapte selon les codes de différentes cultures : chinoise, portugaise, italienne, espagnole, bretonne, etc.
Le style Tiki fait cependant exception. Créé de toute pièce par les Occidentaux, ce mouvement répond à une fascination pour les îles du Pacifique, avec une attention particulière portée à la culture polynésienne. Aussi appelé Pop-polynésien, il est celui qui évoque le plus clairement une fascination pour l’exotisme sans le voyage, une volonté de dépaysement à peu de frais, offrant un décrochage de la réalité quotidienne, le temps d’un repas et d’une soirée.
La popularité du kitsch commercial, son omniprésence à la grandeur de la province et son accessibilité à tous nous amènent dès lors à envisager différemment la notion de patrimoine.
Le patrimoine kitsch présent en métropole est parfois aussi un indice d’exode rural. Depuis les années 1950, les campagnes québécoises se drainent, la prospérité économique de la ville offrant une solution aux problèmes des chômeurs des régions agricoles. Naît alors une forme d’exotisme vernaculaire, qui prend la forme de multiples tavernes gaspésiennes, de brasseries aux allures de grange, de restaurants à thème maritime ou encore de commerces offrant des expériences immersives de la Nouvelle-France.
On rencontre aussi un style de kitsch basé sur une architecture mimétique. Souvent qualifiées de road side attractions, ces constructions imitent des objets ou des animaux. Citons pour exemples une orange haute de quatre étages, une baleine aux abords du fleuve ou encore une maison qui se donne des airs de navire.
La carte interactive au patrimoinekitsch.com
Lorsque l’on parle de patrimoine architectural, il est souvent question de bâtiments dont l’architecture témoigne d’un moment, d’un style, d’un personnage ou d’une époque d’importance historique : église, maison aristocratique, hôtel de ville, habitation ancestrale, etc. Cette importance est non seulement relative, mais aussi, souvent peu inclusive.
C’est à partir de ce constat qu’est né le projet d’étude sur les lieux kitsch du Québec. Faisant suite à un mémoire de maîtrise, la carte interactive disponible au patrimoinekitsch.com propose un répertoire évolutif des commerces et des lieux kitsch construits au Québec entre 1950 et 1980 dans un contexte d’après-guerre, puis d’essor de la société de consommation. En associant les mots « kitsch » et « patrimoine », nous apportons affectueusement une nouvelle lumière sur le phénomène, un deuxième regard sur ces lieux qui se retrouvent partout dans la province.
Depuis la mise en ligne de la carte interactive en janvier 2019, quelque cent soixante inscriptions ont été ajoutées par les utilisateurs, chacune participant à faire reconnaître le kitsch au Québec comme une manifestation collective importante. On voit clairement une concentration de bâtiments kitsch dans les grands centres urbains le long du fleuve, comme Ottawa-Gatineau, Montréal, Trois-Rivières et Québec, ainsi que le long de voies de circulation que l’on pourrait qualifier « d’anciennes routes », par exemple la 132 qui longe le fleuve en parallèle de l’autoroute 20, ou la 117, desserte plus locale que l’autoroute 15.
La carte est un nouvel outil qui interpelle les adeptes, informe les curieux et intrigue les moins avertis. La popularité du kitsch commercial, son omniprésence à la grandeur de la province et son accessibilité à tous nous amènent dès lors à envisager différemment la notion de patrimoine.
Rappelons que le patrimoine n’est pas seulement inventorié par nos gouvernements et préservé par les lois. Le patrimoine est vraiment une question d’appropriation, de reconnaissance collective de la valeur des bâtiments et de leurs décors, et de ce qu’ils ont représenté pour certains groupes de gens ou pour une société à un moment précis. Les lois patrimoniales ne préservent que très rarement les intérieurs, et c’est encore moins le cas pour les commerces, parce que ceux-ci doivent plus souvent qu’autrement répondre aux modes changeantes pour demeurer financièrement profitables. L’intérêt actuel pour le sujet du kitsch au Québec peut contribuer à stimuler la visite de ces commerces, et ainsi préserver ce qui les rend singuliers. Nous encourageons donc tous à emprunter un itinéraire estival et à faire savoir aux propriétaires l’intérêt que nous avons pour ces lieux. Parce qu’après tout, que l’on aime ou non les lieux kitsch, ils laissent rarement indifférents, marquent l’imaginaire collectif et parlent du grand « nous ».
La carte interactive du patrimoine kitsch au Québec patrimoinekitsch.com