La décentralisation des arts au Québec intéresse les acteurs et les intervenants du milieu culturel depuis maintenant plus d’un siècle1, et elle a notamment fait l’objet de plusieurs chroniques et allocutions dans les années 1950. En 1953, le critique Jean Béraud écrivait d’ailleurs dans La Presse que ce mouvement « si désirable » de décentralisation était désormais chose accomplie, tant l’activité culturelle dans les régions était importante durant la saison estivale et surpassait celle de Montréal. Il constatait également que de nombreux centres d’art, théâtres et colonies de musiciens avaient été fondés en plusieurs localités dispersées. Au début des années 1960, une cinquantaine de ces « initiatives culturelles bénévoles » étaient, selon l’historien et critique Guy Robert, disséminées aux quatre coins de la province.

L’émergence de ce type d’organismes dans les années 1950 a été peu documentée jusqu’à présent et on tarde encore à reconnaître l’importance qu’on leur attribuait à l’époque dans le paysage culturel de la province. En janvier 1961, Paul Gouin soumettait pour sa part un mémoire à Jean Lesage dans lequel il réclamait la création d’un réseau de centres d’art à la grandeur de la province. Ces lieux et regroupements étaient alors le produit d’autant d’initiatives individuelles et communautaires concrétisées par des citoyens qui souhaitaient développer l’offre artistique dans leur région. Ces organismes ont joué un rôle déterminant dans la constitution du milieu culturel tel qu’on le connaît aujourd’hui, en participant à un mouvement de décentralisation de la production et de la diffusion des arts, et ce, sans soutien ni impulsion de la part de l’État.

L’émergence de la formule des centres d’art

Dès 1944, la Fédération des artistes canadiens promeut la fondation de centres d’art en estimant que ces organismes peuvent améliorer l’accessibilité à la culture, favoriser l’intégration des arts dans la vie quotidienne et encourager l’engagement social des artistes. Les centres d’art sont alors des organismes sans but lucratif, établis le plus souvent dans des régions géographiquement éloignées des centres artistiques, qui proposent des cours pour enfants et adultes, en plus d’organiser des divertissements culturels (expositions, pièces de théâtre, concerts, conférences, etc.).

La salle de concert Gilles-Lefebvre (1960)
Crédit : Wilfrid Sauvé, Fonds Centre d’arts Orford
Depuis sa fondation en 1951, le Centre d’arts Orford, aujourd’hui connu sous le nom d’Orford Musique, occupe un terrain de 222 acres sur lequel on retrouve notamment une salle de concert ainsi que deux pavillons offrant des studios et de l’hébergement aux étudiants en musique.

Le premier centre d’art en région au Québec ouvre à Sainte-Adèle en 1949, grâce à l’initiative de Pauline Rochon, avec la collaboration d’Agnès Lefort – cette dernière fondera, l’année suivante, la première galerie d’avant-garde au Québec. La formule est rapidement adoptée et plusieurs centres d’art voient le jour un peu partout dans la province; ceux-ci offrent des activités et des services adaptés aux besoins spécifiques des populations locales et stimulent l’activité touristique, tout en promouvant les particularités de leur région.

Cette mouvance a considérablement modifié la cartographie de l’activité culturelle dans la province, activité qui ne se trouvait dorénavant plus restreinte à Montréal et à Québec.

Le développement de spécificités régionales

Réputées pour leurs agates2, les plages de la Gaspésie attiraient artistes et visiteurs dès le milieu du siècle. Il n’est donc pas étonnant que le Centre d’art de Percé – fondé en 1956 par la sculpteure Suzanne Guité et son époux, le peintre Alberto Tommi – ait proposé, entre autres, des cours de joaillerie où étaient enseignés le travail, la taille et le polissage des pierres locales.

Dans le même ordre d’idées, le Centre d’art de Sainte-Adèle souhaitait contribuer à l’émergence d’une production locale spécifique dans la région pour stimuler sa vitalité économique en encourageant la petite industrie. Dès 1950, Pauline Rochon s’applique ainsi à promouvoir le tissage d’art à Sainte-Adèle. Elle fait construire pour le centre d’art plusieurs métiers à tisser et organise des cours de tissage domestique et de tapisserie d’art donnés par des artistes lissières professionnelles; elle réussit même à financer l’octroi de bourses de formation à des résidentes de la région.

L’accessibilité à la culture

Parmi les objectifs des centres d’art de la province au cours de cette décennie – objectifs qui sont aujourd’hui encore d’actualité pour les régions –, s’inscrit celui de favoriser l’accès du plus grand nombre aux productions culturelles, posture similaire à celle défendue par l’État durant les années 1960 autour du concept de démocratisation de la culture3.

L’émergence des centres d’art dans les années 1950 a été peu documentée jusqu’à présent et on tarde encore à reconnaître l’importance qu’on leur attribuait à l’époque dans le paysage culturel de la province.

Certains centres d’art établissent à ce titre des collaborations avec des musées qui acceptent de leur prêter des œuvres pour des expositions d’envergure présentées aux citoyens des régions. Ainsi, en 1956, la Galerie nationale du Canada confie une quinzaine d’œuvres réalisées par des artistes modernes canadiens au Centre d’art de Sainte-Adèle, puis envoie, en 1958, une sélection de pièces provenant de la Biennale d’art canadien et une exposition de reproductions de peintures égyptiennes au Centre d’art de Cowansville. Ce dernier avait du reste accueilli, l’année précédente, la Deuxième exposition annuelle de l’Association des artistes non figuratifs de Montréal, aussi présentée au Musée des beaux-arts de Montréal et au Musée de la province. Il faut souligner qu’il s’agissait de la première fois qu’une exposition de grande envergure organisée pour le Musée des beaux-arts était ensuite montrée en province.

L’élargissement de la notion de culture

Rodolphe de Repentigny s’interrogeait, en 1955, sur la pertinence du principe de démocratisation de la culture et proposait une approche de la culture plus englobante, ressemblant à celle que l’État adoptera dans les années 1970 pour favoriser le développement de la culture populaire et des loisirs socioculturels : « Mettre l’art “à la portée de tous”, écrit-il alors, n’équivaut pas nécessairement à contribuer au développement de la conscience artistique réelle. Ce qui compte, c’est qu’il y ait le plus grand nombre possible de gens qui cherchent à s’exprimer. [U]ne époque de grand art […] naît d’une floraison innombrable de “petits arts”, et plus il y a de manifestations où les artistes de toutes tailles peuvent se présenter, plus l’on encourage de gens à chercher à s’exprimer4. »

En 1959 et 1960, Françoise Bujold, nouvellement diplômée de l’Institut des arts graphiques, donne pendant l’été des cours de gravure aux enfants du Centre d’art de Percé. Elle leur demande d’illustrer des contes de son invention et fait publier les résultats aux éditions d’art Goglin (L’Île endormie, 1959), puis aux éditions Sentinelle (La lune au village, 1960). Les ouvrages, mais surtout les gravures qui y sont reproduites, reçoivent des critiques élogieuses dans la presse écrite généraliste et spécialisée. En 1960, le lancement de la publication a lieu à la galerie La Huchette (Québec) et les gravures font l’objet d’une exposition à la Galerie Libre (Montréal). Cette expérience témoigne du dialogue enrichissant et stimulant entre les milieux de l’art professionnel et amateur que les centres d’art ont permis de créer.

Fernard LeducLe Pèlerin (1957)
Huile sur toile, 91,5 x 72,8 cm
Collection du Musée national des Beaux-Arts du Québec Promesse de don de la succession, Fernand Leduc (DPD.2006.18) © Succession Fernand Leduc / SOCAN 2019
Photo : MNBAQ, Jean-Guy Kérouac
L’œuvre a été présentée lors de la Deuxième exposition annuelle de l’Association des artistes non figuratifs de Montréal (Montréal, février-mars 1957; Cowansville, avril 1957; Québec, mai 1957).

Des initiatives culturelles citoyennes

Depuis les années 1990, les politiques culturelles municipales se sont multipliées. On observe également, de la part de l’État québécois, un intérêt accru envers la mobilisation et l’engagement de la population et des collectivités dans la pratique ainsi que dans l’organisation de la culture. Bien que cette approche ait pu paraître à ce moment-là très innovante, de nombreuses personnes avaient déjà cru en sa pertinence plusieurs décennies auparavant. C’est précisément ce qui les motiva à mettre sur pied, dans plusieurs régions de la province, une multiplicité de projets culturels sur une base citoyenne, comme en font foi les quelques exemples cités précédemment.

Nous n’oserions prétendre que les centres d’art en région ont directement influencé les orientations que l’État québécois a jusqu’à maintenant privilégiées en matière de culture. Nous observons cependant que ces différentes approches institutionnalisées par l’État avaient déjà été, dans une certaine mesure, mises en pratique dans les années 1950 par les centres d’art. Somme toute, il est inspirant de concevoir que tous ces projets, nés d’une pluralité d’initiatives individuelles, ont contribué, collectivement, à créer le climat artistique stimulant que l’on connaît aujourd’hui au Québec. 

(1) Déjà, en 1911, le journaliste artistique Gustave Comte constatait l’émergence d’un mouvement de décentralisation artistique en province durant la saison estivale dans la revue culturelle montréalaise Le Passe-temps.

(2) La possibilité de cueillir ces pierres est d’ailleurs ce qui a motivé André Breton à visiter la Gaspésie en 1944. Voir François-Marc Gagnon, « Alfred Pellan et André Breton sur la plage », Vie des Arts, no 151 (été 1993), p. 16-19.

(3) Les politiques découlant de ce concept, que le chercheur Guy Bellavance qualifie de prosélytisme culturel, visaient à accroître la diffusion (et ainsi l’accessibilité à de plus larges publics) d’un corpus d’œuvres légitimées qui étaient alors presque assimilées à des biens publics. Pour ce faire, l’État avait notamment favorisé la mise en place d’espaces et d’équipements pour proposer une plus grande offre culturelle sur le territoire québécois. Reposant sur le principe, depuis critiqué, que le simple accès aux productions artistiques suffisait à sensibiliser les publics, le modèle alors adopté par l’État n’intégrait aucune stratégie de médiation culturelle et réduisait les publics à un rôle passif de récepteurs de culture.

(4) Rodolphe de Repentigny, « Une initiative à multiplier », La Presse, 27 août 1955, p. 65.