À l’origine de La Virée de la culture, lancée en 2011, il y a eu une mobilisation des artistes de la Côte-Nord et du milieu culturel pour accroître la diffusion d’expositions1 ainsi que pour ouvrir la voie à la relève et à la recherche en art actuel, tout en maintenant des standards professionnels. Au même moment, les municipalités de la région, dans le dessein d’appliquer leurs politiques culturelles, cherchaient à diversifier et à professionnaliser leur offre artistique2. Ceci a fourni l’occasion d’arrimer l’offre et la demande, donnant corps à ce réseau de diffusion d’expositions composé de huit salles, dans sept villes.

L’ensemble des actions déployées pour favoriser l’accès aux œuvres dans ce contexte se fait selon deux axes. Le premier, un axe vertical de transmission, relève de la démocratisation de la culture3 et promeut une culture « savante ». Si les centres urbains de la Côte-Nord peuvent compter sur un public déjà acquis, ce qui favorise un certain rayonnement des activités, ils profitent aussi d’un avantageux décloisonnement social qui encourage le contact avec de nouveaux publics. En revanche, l’approche s’avère plus délicate dans les petites agglomérations. Le deuxième axe, privilégiant une approche horizontale, tient davantage de la démocratie culturelle, dans « une définition plus large de la culture qui s’étend aux traditions, au cadre et aux modes de vie4 ». Cette démarche permet à des groupes – ciblés ou non – d’accéder aux savoirs par des moyens plus inclusifs et participatifs; elle requiert toutefois des propositions artistiques plus souples pour que celles-ci soient bien adaptées au contexte social dans lequel elles se réalisent.

Voyons comment évolue, huit ans après son démarrage, le développement des publics dans le contexte de La Virée de la culture et comment ce modèle alternatif de médiation de l’art contemporain en région éloignée adapte à la fois culture savante et initiatives participatives pour faire vivre un écosystème fragile.

Catherine ArsenaultArchitectures (Anse aux fraises) (2017)
Photographie numérique
Cette œuvre a, entre autres, été présentée dans le cadre de l’exposition collective Est en Ouest
Courtoisie de l’artiste

Combiner démocratisation du savoir et démocratie de l’art

Pour chaque exposition, des dispositifs d’interprétation sont créés – textes d’exposition, documentation sur les artistes, matériel de publi­cité et de communications –, afin d’assurer l’autonomie du diffuseur, voire du visiteur lui-même. Le succès de cette dimension un peu technique dépend de la contribution du diffuseur, car ce dernier est la courroie de transmission dans sa collectivité. S’il ne s’engage pas, cela provoque des flops douloureux. Prenons, à titre d’exemple, ce vernissage tenu en présence du maire de la ville, mais qui s’est déroulé dans l’intimité avec l’artiste et l’agent culturel… Le diffuseur, coorganisateur d’un festival qui, au même moment, mobilisait la population, n’avait pas saisi l’occasion d’intégrer l’exposition dans le programme des activités, la jugeant hors contexte et se fiant à l’artiste pour attirer son propre public, alors que celle-ci venait de l’extérieur de la région.

Par ailleurs, certains projets conçus au départ par les artistes eux-mêmes vont impliquer directement les diffuseurs et les populations locales. Ce type d’initiative ne fonctionne pas toujours autant que souhaité, mais il parvient le plus souvent à créer des ponts5. Dans cette optique – laquelle, précisons-le, ne fait pas de compromis sur la qualité artistique des propositions –, il s’agit moins d’offrir des activités accessibles aux amateurs que de favoriser le contact du public avec l’artiste et son travail. Des artistes choisissent donc de solliciter la population dans l’alimentation du processus de création qui se déroule in situ. S’ensuit une forme de reconnaissance et d’appropriation qui facilite la réception et la compréhension des œuvres. Cette dimension reconnaît la portée sociale de la culture, qui peut contribuer à la revitalisation du lien social et au renforcement de l’identité culturelle; elle offre souvent des propositions très ciblées.

Par exemple, la ville mono-industrielle de Fermont a accueilli récemment les artistes Dominique Rivard et Clara Lacasse pour une résidence de recherche-création de deux mois. Celles-ci souhaitaient proposer « une réflexion sur les enjeux liés à l’exploitation des ressources, sur la fonction économique de cette ville et sur la valeur du travail qui y est accordée ». Leur travail de recherche dépendait d’échanges avec la population, qui a fait preuve d’une grande collaboration. Les artistes ont voulu démontrer que Fermont n’est pas qu’un mur-écran, mais une réelle communauté avec une identité propre. Comme dans le cas de chaque résidence d’artistes réalisée avec Panache art actuel, une exposition permettra d’en partager le fruit avec, notamment, les gens qui s’y sont associés.

La notion de démocratisation de l’art, qui s’appuie sur les assises théoriques de l’histoire de l’art, semble en opposition avec la notion de démocratie, qui se permet quant à elle de sortir du cadre professionnel au profit de l’expression des identités.

Par effet d’entraînement, de nouveaux diffuseurs s’associent parfois à des interventions artistiques participatives visant l’intégration de groupes spécifiques. En 2017, l’initiative Est en Ouest a réuni la relève artistique autochtone et allochtone dans un projet de création. L’exposition qui en est ressortie a été présentée dans trois villes (avec la collaboration de deux diffuseurs occasionnels), illustrée chaque fois de conférences. La démarche a contribué à créer des ponts entre les groupes, et permis à des artistes de réaliser leur première expérience professionnelle. Sur une note encore plus réjouissante, l’initiative a même encouragé une participante à retourner aux études.

En 2016, l’artiste visuelle Suzanne FerlandL a proposé Onde de choc, une œuvre associant l’art et la thérapie. L’artiste a choisi pour sa résidence le Musée Shaputuan6 dans la communauté innue de Uashat (Sept-Îles). Pendant deux mois, elle a accueilli les membres de la communauté venus participer à son travail sur les endeuillés du suicide. Dans ce processus d’accompagnement par le canal de l’art se sont profilés le désir et le pouvoir d’expression de soi et de résilience. La démarche a suscité des discussions et a aménagé un espace de dialogue pour briser le silence et l’isolement lié au suicide.

Transmettre le savoir en réciprocité

Créer et maintenir un écosystème pouvant accueillir et engendrer des productions artistiques dans une région ressource est un défi stimulant. Si l’accès aux œuvres est la toute première condition pour développer des publics, viennent ensuite tous les efforts déployés pour susciter l’intérêt et former les visiteurs. La notion de démocratisation de l’art, qui s’appuie sur les assises théoriques de l’histoire de l’art, semble en opposition avec la notion de démocratie, qui se permet quant à elle de sortir du cadre professionnel au profit de l’expression des identités. En réalité, la démocratie de l’art « doit être envisagée comme un espace ouvert où sont mises en tension des perspectives théoriques et pratiques constamment renégociées au gré de l’évolution des sociétés et du rôle qu’y tient la culture7 ».

Clara Lacasse et Dominique RivardSans titre (2019)
Résidence de recherche en photographie, vidéo et céramique
En collaboration avec le Club de poterie de Fermont
Courtoisie des artistes

Cette expérience démontre que diversifier les approches et inciter le décloisonnement des disciplines – tout en demeurant sensible aux enjeux sociaux des populations locales – fonctionne à une petite échelle. L’évolution des pratiques culturelles et artistiques peut contribuer à établir un nouveau cadre de référence, plus inclusif, où la transmission du savoir sera repensée. Aménager un terrain ouvert, un peu en marge des institutions mais soumis à ses rigueurs, afin d’initier le public au travail des artistes dans un esprit de réciprocité et en s’adressant directement aux gens, semble actuellement en accord avec ce que souhaite un grand nombre d’acteurs du milieu culturel.

La Virée de la culture : modus operandi

Un catalogue, présenté aux huit diffuseurs de la région une fois par année, propose des expositions, mais aussi des projets de recherche en résidence que ceux-ci peuvent accueillir dans leur municipalité. Ils ont également la possibilité de demander une exposition « en première » et d’organiser un vernissage en présence des artistes. Les diffuseurs sont tenus de présenter chaque année un minimum d’expositions figurant dans le catalogue; ils sont toutefois libres d’utiliser les aménagements le reste du temps et d’y greffer une programmation plus locale. Les expositions de La Virée de la culture sont « clé en main » et circulent avec leur matériel d’interprétation et de communications.

La Virée de la culture est assurée par le centre d’artistes autogéré Panache art actuel. Pour connaître le programme de 2019 : lavireedelaculture.com

(1) Il n’y avait qu’un seul lieu d’exposition alors reconnu, le Musée régional de Côte-Nord à Sept-Îles.

(2) « On assiste ainsi à l’articulation de projets artistiques avec les enjeux urbains, touristiques, financiers, électoraux et sociaux en impliquant les institutions scolaires et culturelles, les médias et les groupes de citoyens sous le mode participatif et ludique. » Jean-Marie Lafortune, La médiation culturelle : le sens des mots et l’essence des pratiques, Québec, Presses de l’Université du Québec, collection Culture et publics, 2012.

(3) « […] Axé principalement sur le soutien à la création artistique, sur le maintien de hauts standards de qualité, sur la professionnalisation de l’activité culturelle… », dans Lise Santerre, De la démocratisation de la culture à la démocratie culturelle, Direction de l’action stratégique, de la recherche et de la statistique, ministère de la Culture et des Communications. Rapport d’études, novembre 1999.

(4) « Pour les tenants de cette approche, […] encourager le décloisonnement entre les disciplines, de même que les échanges entre les cultures étrangères, traditionnelles, locales et minoritaires, est une condition de développement du potentiel créateur de la communauté (UNESCO,1995), essentielle au renouvellement des approches (M. Watanabe, 1996) et au maintien du lien entre les arts et les différents aspects de la vie quotidienne (A. Adams et A. Goldbard, 1995). », dans ibid.

(5) En effet, « le modèle de la démocratie culturelle, qui peut paraître a priori mieux adapté au champ des activités socioculturelles qu’au domaine des arts, réhabilite […] des genres considérés comme mineurs, mais qui ne sont pas incompatibles avec des exigences de qualité », dans ibid.

(6) Le Musée Shaputuan se définit comme « la maison de transmission de la culture innue ».

(7) Bernadette Dufrêne et Michèle Gellereau (2001), « La médiation culturelle, métaphore ou concept ? », dans Daniel Bougnoux et Yves Jeanneret (dir.), Émergences et continuités dans les recherches en information et communication, Paris, Jouve.