Une permaculture des arts au Québec
Au Québec, les mouvements d’embourgeoisement influent sur la diversité des écosystèmes culturels nichés dans les quartiers postindustriels des centres urbains. Chez de nombreux artistes et travailleurs culturels, on ressent la nécessité, à ce propos, d’engager une réflexion éthique et prospective concernant le développement culturel en région, vecteur d’une économie diversifiée et de valeurs essentielles à la vie en collectivité. J’observe en ce sens un nombre croissant de centres d’artistes et de collectifs de créateurs qui enseignent la puissance de la coopération au travers d’un large éventail d’enjeux et de problématiques liés aux milieux régionaux, dont la protection de l’environnement et l’instauration d’une économie verte, sociale et culturelle. Leurs initiatives me donnent de l’espoir et m’insufflent le désir d’étendre le champ de l’éthique environnementale à celui de l’écriture sur l’art.
Une économie du don
Avec sa vision dirigée vers le développement durable de la collectivité, l’organisme Adélard, cofondé en 2018 par Sébastien Barangé, Gérald Fillion et Laurent Vernet, se voue à l’accueil d’artistes nationaux et étrangers en résidence de création dans la municipalité de Frelighsburg, située dans les Cantons-de-l’Est. Cette année, ce sont les artistes Loren Williams, Yen-Chao Lin et Valérie Potvin qui occuperont un atelier dans la grange rouge adjacente au bureau-boutique d’Oneka, une ferme biologique de plantes reposant sur les principes fondamentaux de la permaculture. Trois artistes en immersion plutôt qu’en résidence : la distinction est primordiale selon Sébastien Barangé, car « elle appelle aux dialogues entre les citoyens, les acteurs de l’économie culturelle locale et les artistes, par le biais de rencontres et d’activités artistiques ponctuelles ».
On peut voir par là un cadre qui fait écho à la notion d’écologie humaine du penseur interdisciplinaire Pierre Dansereau (1911-2011) : l’économie du don nous invite à prendre conscience que ce ne sont pas seulement les espèces naturelles qui sont actuellement menacées par la crise environnementale, mais aussi tout un panorama d’espèces culturelles et existentielles, dont certains savoirs vernaculaires en voie de disparition et des valeurs de solidarité à la jonction des collectivités excentrées. À cet égard, la situation de l’agriculteur local rejoint souvent celle de l’artiste. Orientées vers l’instauration d’une culture durable, leurs actions aspirent à décentraliser l’anthropocentrisme de nos méthodes de production culturelle et agroalimentaire, selon un point de vue qui place l’humain au centre de la hiérarchie du vivant. La redéfinition, voire l’invention, de nouveaux contextes de collaboration entre les artistes et les producteurs engagés localement ne seraient-elles pas appelées à élargir la perspective écologique globale ?
En séjour d’immersion à Frelighsburg, Loren Williams, qui présentait en 2018 l’exposition Materia Medica à la Bibliothèque Osler de l’histoire de la médecine de l’Université McGill, poursuit ses recherches; celles-ci conjuguent techniques traditionnelles de la photographie, histoire naturelle et archivistique. À force de glaner et de cueillir des spécimens indigènes poussant dans les cimetières de la région, Williams se transforme en botaniste sensible. Les espèces locales sont inventoriées et amenées sur la planche de développement photographique. Il en résulte un herbier composé d’images monochromes, où les singularités anatomiques de la flore imprimée apparaissent dans le vide immatériel du bleu cyan induit par le procédé photographique du cyanotype. Perpétuant un art concerné par le développement et la transmission des savoirs botaniques, Williams multiplie les rencontres auprès de la collectivité locale lors d’une activité de médiation culturelle dans les champs de plantes biologiques d’Oneka. Ce partage instaure une économie du don, terreau fertile pour l’émergence de connaissances mutuelles, d’échanges et de concertation créative qui concourt à l’enrichissement global de l’écologie humaine en milieu régional.
On peut voir surgir cet élan de décentralisation dans les initiatives des créateurs qui ne cherchent plus un état idéal de l’art au cœur des centres urbains.
Territoires d’incidences croisées
De Charlevoix jusqu’à l’île d’Anticosti, d’autres réseaux d’artistes et d’agencements collaboratifs ont vu le jour récemment, comme Résidence nomade, organisme de résidences de création cofondé par Karine Locatelli et Tom Demers, lequel a déjà accueilli plus de quarante artistes sur l’île d’Anticosti depuis sa fondation en 2016. Contribuant à rendre accessibles aux artistes différents lieux de création excentrés, les résidences nomades sont nées de la volonté de leurs fondateurs de créer des ponts culturels interrégionaux en suivant la voie du littoral. On peut voir surgir cet élan de décentralisation dans les initiatives des créateurs qui ne cherchent plus un état idéal de l’art au cœur des centres urbains, préférant croiser leurs identités à la pluralité des populations et des contextes régionaux qu’ils traversent.
Lorsque Karine Locatelli ne travaille pas dans son atelier de la Maison Mère, à Baie-Saint-Paul, elle navigue sur le Saint-Laurent entre les régions de Charlevoix, du Bas-Saint-Laurent, de la Gaspésie et de la Côte-Nord à bord d’un voilier, endiguant ses observations paysagères sous formes graphiques ou textuelles. Devenue nomade, sa démarche s’inspire du courant de la représentation paysagiste en dessin et en photographie, et s’imbrique dans un questionnement d’actualité à la fois environnemental et ontologique : la mobilité interrégionale influe sur la réinvention de notre identité et implique de faire confiance aux potentialités d’une création plurielle et contextuelle. D’où la nécessité pour l’artiste de se joindre à d’autres collaborateurs issus de la performance, de la littérature et du théâtre. Au pied du mont des Éboulements, par exemple, Locatelli a consigné les gestes poétiques de Marie-Claude Gendron dans une série de photographies intitulée Déplacer les rivières (2018). Debout sur une barque ou sur un quai flottant au milieu du lac de la Tourelle, Gendron agite un dessin tracé par Locatelli sur une toile de lin. Notre regard vagabonde à la surface de ce long étendard flottant dans la grisaille environnante, strié de lignes tumultueuses comme celles d’une rivière symboliquement déplacée de son lit. La scène souligne l’absurdité des projets hydroélectriques réalisés en totale rupture par rapport aux environnements naturels et culturels, tout en soulevant l’enjeu de la création en commun dans des milieux régionaux : les mêmes itinéraires visibles peuvent dire une multitude de territoires et de manières de les habiter et d’y agir.
C’est ce territoire vécu, qui ne se calcule pas en ressources exploitables, que Rachel Echenberg déploie dans sa série de photographies Le Tas, réalisée au cours de l’édition 2018 de Résidence nomade. Des actions in situ menées par l’artiste et les membres de sa famille se répondent en différents lieux de l’île d’Anticosti, créant un réseau d’images issues du vécu intime de la cellule familiale. Tas 3 (Fondation), une photographie figurant dans l’exposition collective Nos corps, présentée ce printemps au Cégep du Vieux Montréal, montre leurs corps empilés sur une structure, probablement le soubassement d’un ancien bâtiment de pêcheurs. À la Pointe-Ouest, où la profondeur de l’espace maritime et la présence des corps gisants se confondent, la scène témoigne de cette éloquente volonté de l’artiste de montrer le territoire tel qu’il est vécu, de l’intérieur et en cohésion avec l’intensité de la vie en commun, plutôt que simplement perçu, à distance. Son intervention ponctue le territoire de potentialités ouvertes, de manière à nous faire sentir liés les uns aux autres, à l’image des nombreux vestiges qui cristallisent la mémoire de plusieurs temps et pratiques dans cet environnement façonné par la vie insulaire.
Devant ce riche panorama d’actions collectives, on comprendra alors que la mobilité interrégionale amplifie notre « paysage intérieur » : un affect environnemental qui, si l’on revient à Pierre Dansereau, se traduit par une identité géographiquement forgée par une situation territoriale, environnementale et sociale; une identité engagée dans le réaménagement des valeurs qui animent nos interactions avec le milieu naturel. En effet, nous ne pouvons espérer remédier aux atteintes environnementales sans envisager ces nouvelles offres culturelles en région, et leurs incidences croisées sur la reconstruction des répertoires poétiques de l’action collective en regard de la sauvegarde des environnements.