Venir, comprendre et faire. Quelques dimensions de l’accessibilité aux arts et à la culture
En 2010, le sociologue Philippe Coulangeon, face à l’augmentation des dépenses attribuées aux loisirs et aux biens culturels dans le budget des ménages français depuis les années 1960, s’interroge sur l’évolution des pratiques culturelles1. Cette hausse signifie-t-elle que l’accès à la culture s’est démocratisé ? Dans le champ des pratiques culturelles liées à la « culture savante », dans laquelle on peut compter la visite au musée, Coulangeon conclut que les caractéristiques socioculturelles des publics demeurent à peu près inchangées depuis les 50 dernières années, soit qu’une majorité a un haut niveau d’éducation et appartient aux classes sociales supérieures, et l’on peut faire des observations similaires au Québec. L’éducation, les revenus, la classe sociale, mais aussi la condition physique et neuropsychologique, l’âge, l’appartenance ethnoculturelle et le degré d’intégration dans la société d’accueil sont des facteurs pouvant constituer des limites à la fréquentation des institutions. De même, la disponibilité d’équipements et d’une programmation culturelle locale ainsi que l’aménagement du territoire sont autant de paramètres à prendre en compte pour comprendre l’accessibilité à la culture. Si la tendance est à la définition de l’accessibilité culturelle par la négative, soit par des facteurs limitants, comment la comprendre concrètement ? Schématiquement, on pourrait la résumer en trois moments : venir dans l’espace culturel, comprendre l’objet culturel et faire l’expérience des arts et de la culture, ou, en d’autres termes, participer à la vie culturelle et accompagner cette expérience. Avec pour objectif commun de permettre un accès au plus grand nombre, comment s’adresse-t-on de façon spécifique à certaines populations ne répondant pas forcément aux caractéristiques des publics habituels ?
Venir dans l’espace culturel
Pour comprendre ce que recouvre la notion d’accessibilité culturelle, il faut distinguer différents facteurs qui détermineront la capacité d’un individu à se rendre dans un espace culturel et à profiter de son offre : en premier lieu, existe-t-il des infrastructures diffusant une programmation culturelle de proximité ? Le souci d’encourager une vie culturelle locale a été intégré aux politiques publiques, qui contribuent, depuis le milieu du 20e siècle, à soutenir une meilleure répartition, sur le territoire, des infrastructures et des espaces culturels. Par exemple, l’instauration, à partir des années 1980, du réseau des maisons de la culture à Montréal, aussi appelé le réseau Accès culture, a permis de favoriser une décentralisation de la programmation culturelle, tout en soutenant la création artistique.
En plus du facteur géographique, la notion d’accessibilité à la culture suppose que toute personne puisse accéder de façon égale au contenu : on pense bien entendu à la possibilité, pour des personnes à mobilité réduite, d’entrer et de circuler dans les lieux. La prise en compte des handicaps implique que l’on doive s’intéresser à tout type de limitations fonctionnelles, dont celles qui ne sont pas forcément rendues visibles par les politiques d’aménagement et d’accessibilité universelle2 : les personnes aveugles, sourdes, celles vivant avec une déficience intellectuelle ou celles qui sont neuroatypiques, par exemple3. Il est de plus en plus fréquent de voir, dans les salles d’exposition, des dispositifs permettant une appréhension sensorielle ou expérientielle de l’objet. Si les moulages et les maquettes ne constituent pas une nouveauté, leur réalisation par des entreprises contemporaines, avec les technologies numériques d’aujourd’hui, met en évidence une volonté de contribuer à l’accessibilité culturelle. L’entreprise française Tactile Studio en a fait sa spécialité, et les dispositifs qu’elle conçoit sont particulièrement bien pensés pour de nombreuses personnes en situation de handicap, d’après l’organisme québécois Kéroul, qui représente les personnes à la capacité physique restreinte, les informe et défend leurs droits dans les secteurs du tourisme et de la culture. Par exemple, des bustes et tableaux en bas-relief permettant d’expérimenter des œuvres par le toucher ont été conçus pour le musée Maurice Denis, en France, alors que la signalétique tactile a été implantée au musée du Louvre-Lens.
Enfin, la capacité d’une personne à payer le coût de l’entrée, selon ses moyens, est aussi un facteur limitant l’accès à la culture. Plusieurs études, menées notamment au sein des musées français dans les vingt dernières années4, ont établi que la gratuité est un facteur qui permettrait d’augmenter la fréquentation des espaces culturels. Ces enquêtes concluent cependant que les politiques tarifaires ne contribueraient pas systématiquement à la diversification des profils socioéconomiques des publics, car elles n’instaureraient pas une pratique de visites soutenues et renouvelées, notamment parmi les classes populaires.
Au-delà des dimensions matérielles et économiques, d’autres facteurs sociaux influant sur l’accessibilité aux arts et à la culture ont été étudiés depuis les années 1960. Dans L’ Amour de l’art, enquête pionnière en sociologie de la culture publiée en 1968, les sociologues Pierre Bourdieu et Alain Darbel indiquent que le milieu social dans lequel un individu nait et évolue ainsi que l’instruction reçue sont déterminants pour comprendre la fréquentation des musées. La reproduction des habitus sociaux propres à l’environnement familial et au groupe social entretiendrait une barrière symbolique considérée comme un facteur limitant l’accès à la culture. Néanmoins, si les pratiques culturelles se reproduisent, cela n’exclut pas complètement une diversification des publics de la culture.
Comprendre l’objet culturel
On ne peut pas réduire les pratiques culturelles d’un individu ou d’un groupe à ses habitudes de fréquentation d’une culture « cultivée » – c’est-à-dire présentée dans des institutions culturelles, comme les musées, les théâtres ou encore les salles de concert symphonique – que l’on opposerait à une culture populaire. Il convient de rappeler que ces institutions sont loin d’être homogènes dans leur programmation et dans les registres des formes culturelles qu’elles présentent. De plus, la programmation culturelle des années 1960 n’est pas celle de nos jours. Par exemple, la culture populaire est régulièrement montrée au musée aujourd’hui. Le Musée des beaux-arts de Montréal a notamment réalisé de nombreuses expositions qui s’éloignent de la culture classique, telle l’exposition Il était une fois Disney en 2007. On pense aussi à l’exposition La planète mode de Jean Paul Gaultier : de la rue aux étoiles, en 2011, qui, depuis, fait le tour du monde et compte des millions de visiteurs et visiteuses, ou encore à Révolution, en 2017, sur les mouvements culturels et sociaux à la fin des années 1960, présentés notamment à travers la musique, la vidéo et des objets du quotidien. Il faut toutefois reconnaître que la culture montrée par les institutions est plus visible, soutenue et financée, et elle incarne traditionnellement les formes de pratiques culturelles d’une élite sociale, ce qui lui confère le statut de culture légitime au détriment des expressions culturelles populaires ou issues des populations minoritaires ou minorisées, qu’elles soient non occidentales ou issues des communautés culturelles.
Malgré certains dénominateurs communs, il existe de grandes disparités entre les institutions culturelles, selon leur taille, leur modèle organisationnel, leur mission, leurs orientations artistiques, et plus encore. Ces disparités existent aussi au sein du milieu muséal et elles sont déterminantes dans la volonté de favoriser l’accès à la culture. À ce titre, les initiatives de médiations innovantes sont très répandues dans les musées de sciences naturelles et, dans une certaine mesure, d’histoire et de société, en raison de la nécessité d’effectuer une vulgarisation scientifique. On pense, par exemple, à l’accent porté sur le caractère ludique et interactif des expositions au Centre des sciences de Montréal, à travers la scénographie et des dispositifs de médiation. Le Centre d’interprétation des mammifères marins, à Tadoussac, illustre bien quant à lui la mise en exposition d’un contenu scientifique, avec peu d’objets de collection, de façon vulgarisée et accessible. Un autre exemple est celui de l’usage de collections à des fins éducatives par le Musée McCord, permettant l’utilisation et la manipulation de certains objets du musée d’histoire et de société montréalais par les participants et participantes aux activités de médiation. Dans les musées d’art, si la primeur est traditionnellement accordée à l’expérience esthétique, les actions de médiation et le déploiement de dispositifs s’y sont globalement généralisés.
L’impraticable uniformisation de la médiation est une forme de résistance à une logique économique de rentabilité dans le champ culturel. Elle place l’humain au centre de ses actions, dans un milieu institutionnel hétérogène de la culture qui, depuis les années 1980, tend à se confondre avec les industries de la culture.
Ceci étant dit, on ne peut pas comprendre l’accès à la culture uniquement par le biais de l’accès aux institutions culturelles. Dans d’autres contextes, parfois avec des fins différentes de celles des musées, se développent des initiatives visant à accompagner les pratiques culturelles, entre autres dans les écoles, dans les milieux communautaires ou dans le cadre de pratiques artistiques amateurs. Ces initiatives sont souvent complémentaires aux logiques des institutions dans leur ensemble. Elles constituent d’autres relais d’accès aux arts et à la culture, notamment auprès des populations marginalisées. Elles permettent la collaboration et la mise en réseau d’acteurs culturels et sociaux : ces partenariats entre milieux communautaires et institutionnels sont aujourd’hui fréquents.
Faire l’expérience de la culture, donner à voir
De multiples acteurs sociaux voient, de fait, la culture comme un levier de développement individuel et collectif. D’après cette considération, le domaine juridique international, depuis les dernières années, tente de formaliser le droit d’accéder à la culture, comme en témoignent les recherches menées par le philosophe Patrice Meyer-Bisch, dont la pierre angulaire est le concept de droits culturels. Ces droits ne recouvreraient pas uniquement la question de l’accès aux ressources mais comprendraient également la possibilité de participer à la vie culturelle, une condition, pour l’individu, des pleines expression et jouissance de sa citoyenneté. À l’échelle collective, les gouvernements et les organisations internationales contribuent à la régulation de l’accès aux ressources et à la participation par la création d’instruments juridiques, de politiques publiques et d’incitatifs financiers. On pense notamment à la Convention sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles de l’UNESCO, adoptée en 2005.
Pourtant, donner à voir la culture ne passe pas uniquement par une logique universaliste : impliquer les citoyens et citoyennes dans la participation culturelle demande la mise en place de pratiques d’animation qui répondent à une logique d’adaptation particulariste. La médiation culturelle peut apparaître comme une pratique visant à résorber les inégalités relatives à l’objet artistique et culturel. Réalisée dans la plupart des institutions culturelles, en premier lieu dans les musées, elle revêt néanmoins différentes formes : si elle désigne de façon générale le moyen d’établir une connexion entre l’œuvre et l’individu, elle peut impliquer différents degrés de participation, de la visite guidée à la pratique artistique amateur. En plus d’une pratique, la médiation est devenue aujourd’hui une logique d’action dominante et structurante, qui s’explique en partie par sa professionnalisation et sa consolidation grâce à des programmes de soutien financier et à son intégration dans les politiques culturelles. Le flou relatif autour de sa définition la rend suffisamment modulable pour être pensée en réponse aux besoins spécifiques des groupes sociaux dans leur diversité socioéconomique, physique, ethnoculturelle, cognitive, etc.
La médiation culturelle en tant que processus implique que chaque situation de médiation est unique, car elle est caractérisée par un objet culturel, un lieu, une institution, des publics, des médiateurs et médiatrices (voire des dispositifs) en présence, qui singularisent chaque fois son contexte de réalisation. L’impossibilité de la standardiser permet de penser des réponses adaptées à des besoins particuliers, tels ceux de publics traditionnellement exclus du milieu institutionnel de la culture : visites de groupe et ateliers de création hebdomadaires et gratuits au Musée des beaux-arts avec des aînés et aînées dans le cadre du programme les Beaux Jeudis visant à rompre l’isolement, à stimuler la créativité et à permettre l’acquisition de connaissances autour des collections ; pratique de l’art lyrique avec des personnes ayant vécu l’itinérance, à l’Opéra de Montréal, par la réalisation du spectacle Humanitudes, en 2017, dans une perspective de réinsertion sociale ; programmation de concerts pédagogiques par l’Orchestre symphonique de Montréal, afin d’allier découverte de la musique classique et éducation musicale chez les plus jeunes, etc. En cela, la médiation culturelle se distingue de la portée universaliste du concept d’accessibilité culturelle et la complète. Ainsi, si l’accessibilité se pense systémiquement, la médiation comme processus ou comme pratique se réfléchit au cas par cas. L’impraticable uniformisation de la médiation est aussi une forme de résistance à une logique économique de rentabilité dans le champ culturel. Elle place l’humain au centre de ses actions, dans un milieu institutionnel hétérogène de la culture qui, depuis les années 1980, tend à se confondre avec les industries de la culture.
(1) Philippe Coulangeon (éd.), « Introduction », Sociologie des pratiques culturelles, Paris, La Découverte, 2010, p. 3-4.
(2) Au Québec, les politiques d’accessibilité universelle ne sont pas homogènes sur le territoire. Notons que plusieurs villes se sont dotées de leurs propres politiques au cours des dernières années, comme la Ville de Montréal, en 2011, qui définit l’accessibilité universelle comme « l’utilisation identique ou similaire, autonome et simultanée des services offerts à l’ensemble de la population ».
(3) La neuroatypie désigne un fonctionnement cognitif ou psychologique qui diffère de la moyenne et qui peut s’exprimer, par exemple, chez un individu par une différence dans la perception de son environnement, ou une différence comportementale. Ainsi, certaines personnes autistes souhaitent se désigner et être reconnues comme neuroatypiques.
(4) Par exemple, en 2008, quatorze musées et monuments nationaux en France ont fait l’expérience de la gratuité pendant tout un semestre. La muséologue Jacqueline Eidelman en a réalisé une enquête en 2010, puis une deuxième en 2011 avec Benoît Céroux.