Artiste Inc. L’art et le travail
La première image artistique à venir à l’esprit sur la relation entre l’artiste et le travail sera peut-être celle de Charlie Chaplin dans Les temps modernes, en ouvrier malhabile en train de visser les boulons d’une énorme roue, symbole de la condition difficile du travailleur en usine. En photographie, des artistes comme August Sander, en Allemagne, Lewis Hine et Walker Evans, aux États-Unis, ont développé une pratique de la photographie documentaire qui a introduit le thème du travail dans l’art au XXe siècle. Qu’en est-il de la stratégie des artistes contemporains ?
Plusieurs historiens de l’art et commissaires ont constaté qu’un nombre restreint d’artistes s’était intéressé à la représentation du travail dans l’art, et que ceux qui l’avaient fait étaient souvent masculins. Plusieurs noms pourraient être mentionnés, mais j’ai choisi de mettre en relief le travail de quatre artistes du Québec, deux de France et un des États-Unis. Dans leur pratique, c’est l’entreprise qui est scrutée, selon différentes stratégies : le mimétisme, la représentation ou l’activisme. Ces tactiques, pour la plupart, sont adoptées avec une attitude critique envers le monde du travail.
Avant de discuter plus avant les dispositifs conceptuels de ces artistes, la question de la « théorie du reflet », issue de la littérature, se doit d’être abordée. Selon cette vision marxiste, les œuvres littéraires « reflètent » la réalité comme un miroir, et cette conception s’est répercutée en arts visuels. Il me semble que cette lecture est dépassée et que l’art autant que la littérature fonctionnent comme des médiations spécifiques comportant une certaine porosité. L’art est lui-même un travail, dont la finalité diffère toutefois du travail salarié, et qui porte un regard envers la société dont il fait partie.
Mimétisme : l’artiste entrepreneur ou travailleur culturel
Mêlant absolument l’art et la vie, et même se servant de la vie comme sujet de son art, l’artiste français Julien Prévieux a rédigé et envoyé plus de mille Lettres de non-motivation à des employeurs potentiels. La démarche serait banale s’il ne récusait pas lui-même sa candidature : énumérant ses défauts réels ou imaginés, critiquant l’entreprise ou pratiquant une forme de lettrisme. La plupart des compagnies ont (comme elles le font d’habitude) ignoré ses lettres, mais quelques-unes y ont répondu.
Par le truchement de l’humour, et même de l’absurde, Prévieux amène le lecteur à prendre conscience de l’effort fourni par les demandeurs d’emploi et de l’indifférence, ou même de la négligence des entreprises face aux chômeurs. Les formules standardisées, les lettres identiques montrent la nécessité de la productivité : peu importe la personne, il est impératif de procéder rapidement. Les seules réactions obtenues des firmes l’ont été lors de critiques environnementales ou sociales. Les réponses étaient cette fois longuement motivées, la bonne image de l’entreprise étant en jeu.
Ces artistes n’ont donc pas pour préoccupation de créer des objets, mais de développer une réflexion tridimensionnelle à partir de l’observation du monde qui les entoure, favorisant ainsi la continuité entre l’art et le système capitaliste dont il fait partie.
Le Québécois Patrick Beaulieu a fondé une compagnie d’expédition, qui s’occupe d’envoyer, par exemple, des verres à vin sans les protéger : il en résulte le plus souvent un colis au contenu fracassé, mais dans certains cas, le verre résiste à la manipulation sans égards du système postal. Il installe le bureau de sa compagnie dans le centre d’artistes ou le musée qui l’accueille et un formulaire d’envoi de colis que le visiteur peut remplir contribue à brouiller la distance entre l’art et la vie. La circulation des marchandises, celle-là même qui existe pour faire arriver les œuvres d’un point à un autre, est mise en évidence dans le musée. Marcel Broodthaers avait, en 1968, fondé le Département des aigles et ouvert un musée d’art chez lui, endroit où l’on ne trouvait que des caisses hermétiquement closes. Le musée sans art s’est transformé chez Beaulieu en centre d’expédition, ce qui montre le déplacement qui s’est opéré depuis cinquante ans : la critique de l’institution s’est tournée vers celle de l’entrepreneuriat, qui est la valeur cardinale de la société actuelle.
Nicolas Rivard, quant à lui, se fait travailleur culturel. Son projet de La Fatigue culturelle dans les centres d’artistes du Québec l’a amené à proposer ses services pour des tâches rebutantes, que beaucoup de travailleurs culturels doivent exécuter dans le cadre de leurs fonctions : ménage, mise en ordre, remise en état des lieux. Il a aussi inversé la définition de tâches artiste/commissaire, en demandant à un commissaire de se faire travailleur alors qu’il faisait la liste des travaux reliés au commissariat d’exposition, judicieuse mise en abyme. Le regardeur se rend ainsi compte de la réalité derrière les cimaises blanches des lieux d’exposition, des étapes requises pour qu’une exposition soit mise sur pied. L’objet habituellement placé dans l’espace laisse place au processus.
Quoi de plus banal qu’une plante d’intérieur ? Toutes les maisons, tous les bureaux s’agrémentent de ces végétaux. Catherine Lescarbeau a fondé une unité administrative fictive, qui peut s’installer à la demande ; elle a ainsi réalisé un inventaire pour l’Université du Québec en Outaouais, documentant les plantes du campus. Travaillant à la manière des botanistes, avec des étiquettes identificatrices et des photos, elle constitue un registre, perturbant la frontière entre travail artistique et scientifique. Par la bande, on se rend compte que les plantes proviennent de pays tropicaux et qu’elles ont été exportées dans la foulée de la colonisation de l’Afrique et de l’Amérique du Sud.
La représentation du travail
Chez Karine Giboulo, la représentation tridimensionnelle du monde du travail amène la critique soutenue des errements du système capitaliste actuel, qui se camoufle sous des dehors ludiques. De petites figurines vivement colorées exécutent diverses tâches : la couture dans un atelier surpeuplé, l’assemblage d’ordinateurs ou la transformation de morceaux de viande, travaux répétitifs, peu rémunérateurs et dévalorisés. L’effet général de l’hyperconsommation et de la survalorisation de la possession de biens est aussi présent dans ses œuvres, où le système du travail voit ses conséquences exposées. L’ambiance créée par les détails des personnages et des animaux, leurs couleurs joyeuses, la miniaturisation, tout cela provoque une illusion temporaire de gaieté, que les quelques arbres morts ou squelettes de HYPERLand, par exemple, ont tôt fait de réduire.
L’artiste états-unien John Pilson aborde la représentation du travail avec deux médiums différents et sous deux angles : ses vidéos, notamment Mr. Pickup et Men Together, mettent en scène le monde du travail avec un accent burlesque ; Interregna, une série photographique en noir et blanc, accentue la mélancolie des lieux. Dans Men Together, alors que le protagoniste assis à son bureau dicte une correspondance absconse, un autre homme, vêtu d’un complet strict, escalade le bureau du précédent, lui flatte le crâne, jette les dossiers à terre ; en résumé, il fait tout ce que le collègue de bureau bien élevé ne doit pas commettre. Cette satire des codes du comportement au travail déclenche le rire, puis dans un deuxième temps, la réflexion. Dans un tout autre registre, Interregna montre des bureaux, souvent désertés par leurs occupants, mais en gardant les traces – cravate, dessin ou objet personnel. Le noir et blanc peu contrasté accentue l’ambiance mélancolique des photographies. L’artiste montre l’anonymat et la standardisation habituels des lieux de travail transformés par la personnalité de ceux qui les occupent.
Activisme : caricature ou révélateur ?
Le Français Jean-Baptiste Farkas a mis sur pied IKHÉA©SERVICES, une entreprise qui accomplit volontairement ce que d’autres font involontairement : ralentir outrageusement le service de boissons lors d’un vernissage ; détruire une œuvre d’art chez son propriétaire (consentant) ; empêcher l’accès à une exposition… Indéniablement subversives, les actions prennent à contrepied l’efficacité productiviste, qui parfois n’est qu’un leurre. Elles servent de révélateur, au sens photographique, à l’obsession de notre époque.
Ces artistes n’ont donc pas pour préoccupation de créer des objets, mais de développer une réflexion tridimensionnelle à partir de l’observation du monde qui les entoure, favorisant ainsi la continuité entre l’art et le système capitaliste dont il fait partie.