Robert Burley – Michel Campeau
Murs aveugles et chambre noire
La chute de la photographie analogique au profit de la photographie numérique sert de déclic à deux expositions complémentaires qui placent côte à côte des épreuves pigmentaires de Robert Burley et des épreuves au jet d’encre de Michel Campeau. Le premier présente des paysages industriels désertés ; le second des objets qui constituaient le bric-à-brac de toute chambre noire. Mais que l’on ne s’y trompe pas : si l’on décèle chez Robert Burley une critique sociale et chez Michel Campeau quelque souci de réalisme, les photos, chez l’un et chez l’autre, sont des œuvres d’art.
Il aura fallu près d’un siècle pour que, supplantés par le train puis par l’automobile, disparaissent les diligences, les calèches et tous les véhicules tirés par des chevaux. Une vingtaine d’années ont suffi pour que l’ordinateur personnel confine la machine à écrire dans un placard ou au grenier. Une petite décennie seulement – la première du XXIe siècle – a effacé les grands empires industriels de la photographie. Les changements vont de plus en plus vite.
Contrairement à l’époque des diligences, les changements associés au « progrès » ne suscitent guère de résistance. Pire : des compagnies comme Kodak, Agfa-Gevaert, Ilford et Polaroid ont fermé des usines et mis à pied des dizaines de milliers de travailleurs dans une totale indifférence, ou presque. Voilà ce dont témoignent la trentaine de tableaux photographiques de Robert Burley regroupés par les soins de la commissaire Gaëlle Morel sous le titre La disparition de l’obscurité.
L’artiste montre les paysages désertés où, hier encore, se dressaient dans leurs imposantes statures des corps de bâtiments où l’on fabriquait en masse des équipements photographiques ; Robert Burley met littéralement en scène ces immeubles qu’il personnalise comme les acteurs d’un drame. Il les représente comme des sortes de géants isolés au milieu de broussailles ou bien entourés de vastes terrains de stationnement vides. La moitié de ses clichés donnent un aperçu des installations (ateliers, bureaux) qu’abritaient les bâtiments. Ceux-ci, véritables places fortes, ne comportent guère d’ouvertures. Elles sont enveloppées de murs aveugles. Confinées dans des locaux sans fenêtre, les activités liées à la photographie à échelle industrielle se déroulaient à l’abri des regards, semble vouloir indiquer Robert Burley. Alors, dans ses tirages en couleur, il se plaît à mettre en pleine lumière cette discrétion, ce caractère invisible, voire silencieux, propre à la production en série des équipements photographiques dont il accuse l’obscurité et qui a disparu. C’est impressionnant.
C’est à un éloge de l’obscurité, au contraire, que se livre Michel Campeau. Sous le titre un peu pompeux d’Icônes de l’obsolescence, ses photographies donnent valeur de reliques à tout l’attirail, qu’il soit noble ou trivial, disponible dans toute chambre noire. Si elle existe, l’intention de faire œuvre documentaire de Michel Campeau est largement surpassée par le souci artistique que trahissent à l’évidence ses tirages. À en juger par le clin d’œil que lance l’appareil (Sans titre 1104, Bruxelles, Belgique, 2005-2010) qui sert d’affiche à l’exposition, l’artiste appelle la connivence du visiteur qu’il considère à la fois comme témoin et partenaire. Témoin de la disparition d’une technique, celle du développement des photos dans une chambre noire avec ses instruments, ses trucs, ses rituels propres à chaque photographe. Partenaire aussi grâce au jeu de la proximité avec les objets les plus familiers : chiffons, rubans adhésifs, pellicule en bobine, vêtement de travail, bac pour les acides, lampe rouge, poubelle métallique.
Michel Campeau transforme la chambre noire en un lieu mythique où se sont confondus, tout désordre assumé, travail et création. Il en profite pour doter les objets professionnels d’une fonction ludique qui s’accorde mieux à leur obsolescence, soit à leur inutilité. Bien loin de quelque intention de nature sociologique, anthropologique, voire archivistique, les images qu’il en donne se constituent comme objets d’art. Les trois boîtiers (Sans titre 8277, Niamey, Niger, 2005-2010) font figure de vieux sages moqueurs ; les rubans adhésifs multicolores (Sans titre 0310, Montréal, Québec, Canada, 2005-2010) forment une composition qui rivalise avec les meilleures œuvres plasticiennes abstraites ; le fond de poubelle (Sans titre 0804, Montréal, Québec, Canada, 2005-2010) offre à s’y méprendre une vue « réaliste » d’une planète bleue qui ressemble tant à la Terre qu’on la jurerait habitée.
Il n’y a guère de nostalgie chez Michel Campeau, qui n’hésite pas à mettre en scène quelques-uns des ultimes instruments de la photographie analogique (boîtes de pellicule poussiéreuses, appareils photo brisés, fils électriques, tuyaux de plomberie) au moyen d’épreuve numérique au jet d’encre. Le recours au fond noir rehausse et place au rang d’icônes (images pas forcément sacrées, mais dignes et honorables) des objets auxquels l’artiste confère du charme et de l’esprit. Et puis, il sait aussi émouvoir ses admirateurs comme le prouve son Autoportrait de l’artiste en charte grise (veston), où il manifeste sa présence par le truchement d’un vêtement sans doute beaucoup porté et, par là, attachant.
ROBERT BURLEY LA DISPARITION DE L’OBSCURITÉ
Commissaire : Gaëlle Morel
MICHEL CAMPEAU ICÔNES DE L’OBSOLESCENCE
Commissaire : Andrea Kunard
Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa
Du 18 octobre 2013 au 5 janvier 2014