Une réalité retrouvée –
Entretien avec Marcel Blouin

Tirages argentiques. Noir et blanc. Documents sociologiques, politiques, anthropologiques…Tout juste bons pour les archives… Soudain, des photographies, boudées parce qu’elles n’étaient pas issues de recherches esthétiques, retrouvent, en même temps que leur intérêt historique, une valeur artistique digne des grands musées. Marcel Blouin explique pourquoi et comment.
Marie Claude Mirandette – Vous avez acquis pour le Musée des beaux-arts de Montréal quelque 1 500 photographies québécoises, dont une infime sélection était présentée au Carré d’art contemporain jusqu’au 10 novembre1. Comment ce projet a-t-il vu le jour ?
Marcel Blouin – C’est le personnel du Musée qui m’a approché, dès 2009 ou 2010, avec le désir de constituer une véritable collection de photos. La commande était d’étudier ce qu’il y avait déjà (un petit fonds d’environ 900 images), puis de proposer une politique d’acquisitions. J’ai suggéré de travailler avec des photographes des années 1970, dont les tirages appartiennent à la catégorie que l’on appelle communément de la photographie documentaire. D’ailleurs, on m’avait orienté dans cette direction. C’est peu connu, mais il y a un fonds John Max2 en dépôt au MBAM…
Et la présence de ce fonds aurait influencé ce choix ? Mais cela est aussi lié, on l’imagine, à la spécificité de la photo d’ici, qui a fortement été marquée par la photo documentaire, ce qui n’est pas étranger au cinéma direct de l’Office national du film…
Je pense même que l’on pourrait considérer que l’ancien Musée canadien de la photographie contemporaine (désormais intégré au Musée des beaux-arts du Canada) était à l’origine une sorte d’annexe de l’ONF. Parce que cette forte tradition documentaire vient de l’ONF. Et cela a profondément influencé la portée sociale et identitaire de la photographie québécoise des années 1960 et 1970. Photographie dont on s’est effectivement lentement désintéressé au cours des décennies qui ont suivi, pour diverses raisons…
Il y a eu en effet un certain mépris pour cette pratique « réaliste et identitaire », quelque chose de nous que l’on n’a plus voulu voir dans les années post-référendaires…
Oui, mais en même temps, cette « saisie de réel » survit dans d’autres démarches, notamment les clichés argentiques de Benoit Aquin, ce dont témoignait l’exposition du MBAM. L’arrivée de la photographie contemporaine dans les collections muséales commence véritablement à la fin des années 1980. Mais la photo qui pénètre en force dans les collections, ce n’est pas la photographie documentaire ; c’est une photo foncièrement liée aux questions plastiques. En entrant au musée, la photo intègre à part entière la famille des arts visuels ; à partir de ce moment, on assiste à la disparition des jurys spécialisés en photographie au profit d’historiens, de théoriciens ou de critiques liés à l’art contemporain en général. Et cela a eu un effet pervers pour ce médium car, pour la plupart des jurés, la photographie qui n’était pas d’abord esthétique ne se qualifiait pas comme art. Ces « documents » qui n’avaient pas de finalité purement plastique ou artistique, mais qui proposaient souvent une approche de type ethnologique, ou sociologique, ou encore qui étaient liés à une prise de position politique, étaient largement déconsidérés. Ainsi, paradoxalement, la caution muséale accordée à la photo « artistique » a joué un mauvais tour à la photo documentaire.
Il y a une autre crise qui pointe à l’époque : celle du droit à l’image.
En effet, par suite des célèbres procès qui ont eu lieu, il est devenu difficile, dans les années 1990, de photographier des gens dans la rue. Les gens sont moins naïfs, les entreprises aussi : par exemple, on ne peut plus entrer dans une usine et photographier les ouvriers au travail comme on avait pu le faire avant, dans les années 1970 et 1980. Tout ça semble avoir déclenché une espèce de censure et d’autocensure, un sentiment de délaissement, voire d’abandon, de la part des photographes. Je me disais alors : « on va se réveiller et réaliser qu’on n’a rien documenté, ce qui est dommage ».
Comment expliquez-vous le regain que l’on connaît aujourd’hui pour cette photo ?
Il y a plusieurs facteurs, je crois. Ces artistes sont tous dans la soixantaine, sauf Gabor qui est plus âgé, et Aquin, moins. Je ne crois pas que mes arguments pour les encourager à donner leurs œuvres au MBAM – ce qui s’est traduit par d’importantes acquisitions (il y a eu quelques achats, mais ce sont essentiellement des dons) – auraient eu autant d’échos il y a 20 ans. Ils n’étaient pas prêts, ils n’avaient pas le recul nécessaire. Et ils avaient besoin de gagner leur vie. Je ne pense pas non plus que j’aurais pu présenter ces artistes ensemble auparavant. Certains avaient une animosité affirmée envers d’autres. Il y a 20 ans, exposer Donigan Cumming avec des œuvres documentaires aurait été impossible, notamment parce que son travail porte un regard très critique sur ce qu’est la photographie documentaire, sur ses prétentions de vérité. D’où son importance pour mettre en perspective la question du rapport au réel et de la soi-disant réalité objectivante du document photographique. Son travail permet, à même l’accrochage, de se demander : « qu’est-ce que représenter le réel visible ? ». La présence de Donigan est essentielle ici par le paradigme historique et artistique qu’il permet d’introduire dans ce discours sur l’image photographique.
Le facteur générationnel vous semble-t-il déterminant ?
Oui, on a envie de revoir ces images qui parlent de nous, de ce que l’on était, de ce que l’on a connu. Il peut y avoir un peu de nostalgie, notamment chez les baby-boomers. Mais je crois que ça dépasse la nostalgie et qu’il y a une vraie corrélation avec le présent. Sans forcer les liens avec ce qui se passe maintenant avec la charte des valeurs, les questions identitaires, les mouvements sociaux, etc., il me semble qu’il y a quelque chose dans l’air du temps qui renoue avec cette sensibilité. Et cette photographie-là est un outil parmi d’autres pour répondre à ce genre de questions. Peut-être qu’avec les effets spéciaux, ou Photoshop, on a une soif de réel plus grande.
Peut-être, en tout cas, l’avènement du numérique a-t-il reconsidéré le rapport du photographique au réel, comme l’arrivée de la photographie avait en son temps redéfini le rapport de la peinture au réel.
On peut tellement tout modifier, brouiller les frontières entre le réel et l’image qu’on donne grâce aux technologies actuelles, que rares sont ceux qui croient ce qu’ils voient ; la plupart des observateurs sont incrédules. Or, les images dont on parle dans l’exposition du Musée, bien qu’elles soient par nature subjectives, qu’elles aient été cadrées, composées, éclairées avec une idée préconçue dans la tête du photographe, ont une certaine aura d’authenticité par leur nature même de « saisie de réel ». Et cela semble nous parler à nouveau.
Et l’on ne peut que s’en réjouir. Merci Marcel Blouin.
(1) Le MBAM a présenté l’exposition La photographie d’auteur au Québec – Une collection prend forme au Musée durant l’automne 2013, et ce, jusqu’au 10 novembre 2013. On peut en lire la critique de Jean De Julio Paquin à la page 22 de ce numéro.
(2) John Max (1936-2011), pionnier de la photographie subjective documentaire au Québec et au Canada.