Partout dans le monde, l’effervescence des résidences d’artistes en art performance joue un rôle majeur dans la qualité et la diversité de cette pratique, dont l’essentiel est fondé sur l’actualisation du processus évolutif d’une œuvre en cours. Les formes et les contenus des résidences foisonnent ! Elles se raffinent et se différencient de plus en plus les unes des autres, puisqu’elles se créent et se modifient en fonction des besoins des différentes pratiques performatives. Les résidences d’artistes s’avèrent donc aussi variées que la pratique elle-même1. Étant moi-même artiste et facilitatrice de workshop, j’ai pu entrer en contact avec six performeurs et performeuses pour parler avec eux de l’importance des résidences dans l’évolution de leur pratique.

Hélène Lefebvre Depuis 2012, le processus de résidence d’artistes est inhérent à ma pratique artistique. Que ce soit au pays ou à l’étranger, ma quête d’identité et d’altérité entreprend de tisser des liens entre l’art, la culture et la société.

Lorsque j’étais au Chili, j’ai établi des liens avec des publics variés. J’ai présenté mon approche méthodologique dans des écoles, dans des institutions culturelles, à l’université et à la radio. J’ai aussi conçu et présenté deux performances, en plus d’avoir réalisé des visites d’ateliers d’artistes. C’était une véritable plongée linguistique et culturelle, où l’abandon de soi prenait tout son sens : le caractère d’étrangeté engendré par l’expérience créative était éprouvé lors de la rencontre de l’autre.

Au Brésil, ma résidence consistait plutôt en une proposition où j’agissais aussi comme commissaire. La commissaire de la galerie a collaboré à mon projet en recherchant dans son réseau des artistes dont la démarche pouvait entrer en dialogue avec mon question­nement. J’ai effectué des visites d’ateliers, et à la suite d’échanges et de partages créatifs, dix artistes ont conçu des œuvres plastiques, des installations et des performances présentées en galerie. Comme un dialogue, les œuvres se répondaient par leur contexte, leur matière et leur contenu. À l’écoute de cette expérience, j’ai réalisé une performance à teneur chamanique.

Hélène Lefebvre. Exploration performative (2014). Espace centre commercial, Résidence Morada, Concepcion, Chili. Photo : Carlos Hernánde

Sylvie Tourangeau (ST) – Ces formes multiples de résidences se déroulent également dans toutes sortes de contexte. Elles peuvent être individuelles ou collectives, avec ou sans facilitateur ou facilitatrice, coaching, présentationpublique, ou déroulement déjà panifié. Depuis plusieurs années, la formule de workshop2 s’est répandue et est devenue une réelle culture de l’expérimentation en direct pour un bon nombre de performeurs, de toutes les générations. Il existe aussi d’autres champs ponctuels d’exploration en collectif, tels que les auto-workshops3 et les Tas Invisibles4.

Depuis quelques décennies, la pratique de l’art performance se diversifie, raffine ses manières de faire et élargit ses paramètres. Les artistes de la performance ne se limitent pas qu’à des contextes de représentation, de festivals d’art performance ou d’expérimentations in situ : ils s’introduisent aussi dans le tissu social, dans les différentes couches de la réalité, dans les milieux communautaires, dans des groupes d’activistes, dans des rassemblements spontanés ou autres. On pourrait dire que l’art performance est omniprésent, à des degrés variés, dans des sphères artistiques et non artistiques.

Christine Brault – Depuis l’année 2000, j’avais déjà eu de multiples occasions d’exercer ma pratique artistique inter- ou pluridisciplinaire au cours de certaines résidences d’artistes au Québec et en Europe, mais je ne pouvais encore nommer ce que je faisais à ce moment, ce que je qualifie maintenant d’une forme de « transpraxis ». Le préfixe trans5, qui pour moi signifie la traversée des processus de réflexions mobiles, puis le suffixe praxis6, qui se réfère à la pratique, mais aussi à l’action, selon son étymologie grecque « praksis ». Ces deux termes sont inhérents à la création et à la recherche en art performance, parce qu’ils cernent la mise en place d’un processus créatif et d’actions performatives en solo ou en cocréation.

Ce type de travail, selon un processus ouvert, permet d’expérimenter l’inconnu, d’accueillir l’imprévisible et l’imperceptible. On laisse entrer le vide et on le pénètre. On se donne la permission d’avoir peur, de douter, de risquer, de se péter la gueule.

Au fil du temps, une confiance s’installe dans ce type de contexte, à la fois avec le lieu et les éléments physiques ou spirituels de l’espace dans lequel la pratique se vit, et avec qui elle s’exprime. La présence à soi et aux autres devient primordiale et accroît les possibilités de révélations qui sont nécessaires au processus créatif et performatif.

Christine Brault. souffle (2018). Workshop collectif offert par François Morelli, Traits d’union – mémoire du corps à Skol. Une série d’exercices avec consignes spécifiques, ici on devait travailler avec un sac en papier craft et deux baguettes de bambo. Je pensais au souffle qui est l’unique élément venant de l’être humain qui peut traverser les frontières sans aucun papier, sans aucune restriction. Photo : Sophie Cabot

ST – Si nous considérons que l’art performance est avant tout une pratique d’incarnation – et non de représentation – et que l’art performance est la seule création artistique qui donne à voir au public à la fois le processus et le résultat, il est facile de comprendre que la résidence d’artistes active et perpétue une transmission en direct qui raffine la conscience de ce qui se passe dans l’ici et maintenant.

Estela López Solís – Les workshops en art performance offrent à ma recherche un encadrement unique, dans lequel je peux me poser des questions inusitées et donner des réponses éclatées, insoupçonnées, parfois même révélatrices. Toute action et tout geste posés à l’intérieur de ces cadres prennent du sens, puisqu’ils se dévoilent comme la matière d’un processus à vivre, à observer et à transformer, hors de tout jugement. Ces workshops me permettent de découvrir qui je suis et qui je deviens en tant qu’artiste, grâce à l’action performative.

Dans ces terrains d’exploration, j’ai par exemple découvert des éléments récurrents dans mes performances : un irrépressible élan de parole, la nécessité d’activer et de transformer les objets et leurs significations, et la nécessité d’un dévoilement final. Mais l’incidence de ces explorations dans ma pratique artistique va au-delà de ma recherche en performance. Elles me permettent de comprendre profondément ce que je cherche et ce que je fais comme artiste. Ces workshops ont fait émerger pour moi ce qui constitue intuitivement le cœur de ma pratique, et ils m’ont aidée à comprendre comment je peux nourrir la poésie que je souhaite mettre en lumière.

On n’est pas seul dans ces workshops. Grâce à un langage commun qui ne trahit pas la complexité du performatif, les artistes développent ensemble leur pensée. Nommer ce que l’on fait, ce que l’on voit, ce que l’on ressent, ce que les gestes posés déclenchent chez nous et chez les autres; réfléchir ensemble. Partager les silences, témoigner de la pure recherche des autres. Se voir et se savoir en transformation. Partir ensuite.

Estela López Solís. La Présentation (2018). Actions performatives lors de la résidence-atelier en collectif (5 jours) sur l’art performance et le rituel de circonstance avec Sylvie Tourangeau, à la Maison aux volets jaunes. Photo : Diane-Andrée Bouchard

ST – La transformation des pratiques basées sur le performatif a généré une dénomination de plus en plus différenciée, allant de grandes appellations telles l’art performance et l’art action, pour ensuite nuancer en ajoutant certaines catégories comme les pratiques transactionnelles et relationnelles. Ensuite, les artistes ont précisé des sous-catégories pour cerner davantage certains angles de travail comme les pratiques infiltrantes, furtives, les stratégies de proximité basées sur la rencontre spontanée, les mises en situation dialogiques offrant d’autres avenues à la médiation culturelle, etc. Cette nécessité mouvante de nommer l’art performance par la différenciation contribue au développement du plein potentiel du performatif, qui dépasse désormais ce que nous pouvons imaginer.

Florencia Sosa Rey Les résidences d’artistes en art performance auxquelles j’ai participé sont aussi constituées de moments où l’on partage les repas, les marches, les ateliers et les conversations, et ce contexte construit un climat de complicité entre les participants. Cette cohabitation instaure ainsi une bienveillance, et rend possibles une perte de contrôle et une transformation intérieure de chacun. Accueillie par ce respect mutuel, je parviens à agir sur le cours de mes idées, qui sont dès lors informées par l’environnement inconnu que je découvre en résidence. Mes matériaux et mes méthodologies de travail deviennent en ce sens in situ. Ma qualité de présence évolue à travers les techniques de création performative que je mets en place sur une base quotidienne. C’est un espace de création temporaire qui active chez moi un doux sentiment d’urgence de faire. Dans une synergie avec le contexte social, quelque chose s’installe dans mon subconscient et révèle certaines nuances de ma pratique qui m’échappaient auparavant.

Je suis là, plus près de moi, j’affine ce que j’entreprends et par le fait même, une présence plus authentique et plus empathique me connecte aux autres. Parfois, il n’y a rien d’autre à faire que de suivre la vague de ce qui me traverse, de ce qui nous traverse, et ça me renverse de révélations.

ST – En réponse à la standardisation actuelle des comportements humains et des modes de perception, les pratiques performatives s’opposent en apportant un raffinement jamais égalé dans les actions proposées. Nous assistons aujourd’hui au foisonnement de la personnalisation des gestes posés, des procédés choisis, de la finesse des stratégies et de l’ingéniosité des combinaisons reliant des éléments de natures différentes.

Francis O’Shaughnessy. Workshop de 2 jours UQAM, hors cours (2016). Participant(e)s : Laurence Beaudoin Morin, Diane-Andrée Bouchard, Marie-Hélène Chaussé, Isabelle Clermont, Gabrielle Desrosiers, Steven Girard, Mai Nguyen, Mathilde Rohr, Camille Synnott. Photo : Francis O’Shaughnessy

Francis O’ShaughnessyPlusieurs performeurs comme moi sont passionnés à l’idée de transmettre des savoirs et des apprentissages dans des ateliers d’art action, qui autrement sont peu enseignés dans les établissements éducatifs. Les contenus et les processus méthodologiques de ces ateliers mettent l’accent sur des exercices de transformation, sur l’expérience authentique, l’être ensemble, l’identité, la non-spécialisation, l’erreur et la vulnérabilité. Cela exige de la part du formateur d’approfondir des stratégies adaptées à la démarche et à la réalité de chaque participant. Cette approche offre l’occasion de lutter contre ses propres limites mentales, de construire autrement et d’affirmer son existence d’artiste par l’intermédiaire de ce que je nomme la « sculpture de soi ». Dans un contexte non carriériste, ces ateliers sont fondamentaux pour le participant qui souhaite expérimenter l’audace de vivre et peaufiner sa liberté d’expression. Ce coaching professionnel est à mon sens essentiel pour celui qui désire redéfinir sa vision de la performance.

ST – Ce parti pris pour la différenciation et la personnalisation de chaque pratique en art performance exige de la part de l’artiste une attention accrue envers ses attitudes, ses registres de présence et ses structures performatives. Et en même temps, chaque performance offre l’occasion à son public d’accroître sa compréhension des actions réalisées, dans le contexte où l’artiste et son public sont en situation de coprésence.

Laurence Beaudoin Morin. Les auto-workshops de quartier (2019). Afin de codéterminer l’amplitude de notre connexion, j’ai couru d’un côté à l’autre du Champ des Possibles et j’ai demandé au groupe de crier lorsqu’ils ne voyaient plus le mouchoir rouge. Photo : Florencia Sosa Rey

Laurence Beaudoin Morin Peaufiner la technique, la présence, la justesse du geste, l’ouverture et l’aisance à réagir à l’imprévu, le sens exact du moment de l’intervention, l’expérience et le partage de la temporalité est entre autre la raison pour laquelle je recherche les workshops pour « entraîner » ma pratique. Ces moments déterminés par les corps se rassemblant pour se consacrer à cette recherche sont par ailleurs amplifiés par les échanges de regards avec les autres.

Savoir que je suis regardée par les autres influence mes propositions et modèle mon impulsion : c’est une conscience que mes gestes rencontrent, et ils répondent à d’autres corps. La prise en compte de leurs points de vue, autant spatial que conceptuel, façonne mes déplacements, l’amplitude de mes gestes et leur intensité. L’occupation de l’espace se fait de manière plus ou moins dense selon la conscience que j’ai, à un moment précis, des propositions performatives de mes collègues. En découvrant leurs choix, leur langage, et en recevant leur énergie, je me responsabilise comme étant aussi un soutien dans la mise en place d’une dynamique individuelle, puis collective.

Notre vue complice et bienveillante permet alors le dépassement des réflexes déjà acquis. L’apprentissage est aussi présent dans l’observation, puis dans la formulation d’une réaction en temps réel. Je crois que le brouillement de nos savoirs tend à ébranler nos réflexes, et ces échanges sont recherchés par une communauté qui apprend de manière autonome la pratique de la performance. On s’autodétermine dans un entraînement commun.

ST – Cette option pour l’observation des nuances devient en fait un partage de pistes tangibles face au vent d’uniformisation qui souffle de plus en plus sur différents aspects de nos vies. Ce raffinement des perceptions n’aurait pas été possible sans les résidences d’artistes, puisqu’à cet égard cela fait quelques décennies que les universités ne répondent plus au processus évolutif des pratiques performatives, ni à ce dont les performeurs ont besoin pour nourrir la continuité de leur art. De plus en plus de communautés momentanées d’artistes, et d’autres plus durables, se créent et contribuent consciemment à ce que l’art performance s’invente7. l

(1) Dans le livre How We Teach Performance Art (2014) de Valentin Torrens, l’auteur dénombre plus de quarante-cinq différents workshops ou résidences. Ce chiffre n’est pas le fruit d’une recherche exhaustive, mais plutôt l’ensemble des workshops offerts par les artistes les plus reconnus qui gravitent autour des festivals internationaux en art performance. La richesse de ce livre réside dans l’accessibilité à une grande diversité de structures, de pédagogies, de mises en situation, d’exercices préconisés par cet ensemble d’artistes enseignant selon leurs choix de combinaisons possibles.

(2) « Je choisis d’utiliser le terme anglais workshop, car il renvoie selon moi à des formations singulières, à des formes de pédagogie très ouvertes, qui s’apparentent à l’idée de laboratoire tout en offrant des apprentissages intensifs. Ce terme sert à différencier ces formations de l’enseignement généralement offert dans les institutions spécialisées en art. Il est très répandu particulièrement dans les contextes où les artistes-chercheurs contribuent à la formation d’autres artistes. » Référence : Le 7e Sens (2018), Québec, Éditions Sagamie et M:ST, FR. Introduction par le collectif TouVA (Sylvie Tourangeau, Victoria Stanton, Anne Bérubé).

(3) « L’auto-workshop est un projet qui regroupe les artistes et les non-initiés pour explorer les possibilités sociales des terrains vagues par la perfor­mance », Laurence Beaudoin Morin. Voir aussi son article « Auto-workshops de performance en terrain vague : une proposition de commun », Inter art actuel, n° 130, automne 2018, p. 68-69. Le groupe central d’artistes québécoises qui tient cette méthodologie active est Laurence Beaudoin Morin, Rose de la Riva, Julie Isabelle Laurin et Florencia Sosa Rey.

(4) Fondé en 2013, Le Tas Invisible est un collectif d’artistes anonymes qui investit l’espace public par des infiltrations et des performances. Actuellement, un ensemble significatif d’artistes de la performance de plusieurs villes du Québec sont en lien et continuent de créer ce genre d’expérimentations et d’échanges collectifs.

(5) Selon la définition suivante tirée du dictionnaire Larousse : « Préfixe, du latin trans, au-delà, exprimant l’idée de changement, de traversée. » Voir www.larousse.fr/dictionnaires/francais/trans-/79047.

(6) Selon la définition suivante tirée du dictionnaire Larousse : « Chez les marxistes, ensemble des activités visant à transformer le monde »; et aussi « Comportement structuré perçu à travers des actes concrets. » www.larousse.fr/dictionnaires/francais/praxis/63266?q=praxis#62561.

(7) Je fais référence à un article que j’ai écrit à propos du transfert de l’expérience en art performance : « Qu’est-ce que la pratique de l’art performance s’invente pour vivre ? », Inter art actuel, n° 116, hiver 2014, p. 50-53.