Le livre d’art dans l’écologie culturelle au Québec. La résidence en micro-édition du Centre SAGAMIE
Le programme de résidence en micro-édition du Centre SAGAMIE, situé à Alma, s’impose en force dans le réseau des arts professionnels du Québec comme un cadre unique de production en édition d’art. Avec ses équipements de pointe et traditionnels ainsi que son équipe technique vouée au soutien, cette résidence répond à un important besoin chez les artistes : concevoir la publication comme une pratique artistique et comme un espace de création à part entière. Les artistes Massimo Guerrera, David Lafrance et Elmyna Bouchard, en collaboration avec la poète Annie Lafleur, ont bénéficié de cette résidence au printemps dernier. Leurs expériences singulières de création s’incarnent de manière collaborative et elles m’insufflent le désir de mieux ressentir et comprendre les liens qui nous unissent autour du livre d’art dans l’écologie culturelle québécoise.
Massimo Guerrera
En résidence en juin 2019, Massimo Guerrera unifie les dessins et les archives manuscrites de sa série d’œuvres Domus (Les résonances des plateformes) en cours depuis deux ans et appelée à s’étaler sur dix ans (2017-2027). Relevant d’une relation quotidienne à l’écriture, à la performance et à la méditation, le premier tome de son œuvre-livre nous fait voyager au cœur d’un vaste atelier livresque, véritable métaphore de la maison-atelier qu’il a occupée à l’occasion de ses nombreuses soirées performatives des dernières années. Au fil des pages, des paroles écrites et des dessins de corps entremêlés à des espaces domestiques matérialisent l’intuition du philosophe français Gaston Bachelard : « La maison est une des plus grandes puissances d’intégration pour les pensées. » Le livre d’art de Guerrera tend ainsi toujours vers l’extérieur, se liant à d’autres espaces, physiques comme imaginaires, suffisamment amples pour recevoir les maisons de même que les corps qui charpentent sa pensée et sa démarche de création.
Un mois après sa résidence au Centre SAGAMIE, l’artiste poursuit sa quête d’espaces transversaux sur la Place Publique de la Fonderie Darling, à Montréal, pendant la deuxième édition de la série Au risque d’entraîner l’éveil. En collaboration avec les artistes Hugo Nadeau, Jonathan Morier et Sylvie Cotton, il circule à l’intérieur d’une mise en scène évoquant les diverses pièces d’une maison circonscrite par des tracés au sol, abordant le public à divers points de rencontres et d’actions. Cette demeure performée, dépourvue de murs et ouverte sur l’horizon de la fabulation, renvoie aux diverses plateformes mises en page dans le livre Domus. Bien plus qu’un rappel, ces actions fraient un passage significatif du livre à la performance. Que ce processus performatif coïncide avec la résidence en micro-édition de Guerrera me fascine à plusieurs égards. La spatialité existentielle mise en page dans le livre Domus serait-elle un peu comme le reflet des effets de la résidence en micro-édition sur la création actuelle ?
Résolument collaboratif, le livre d’art ouvre un espace de création inclusif, engageant différents participants ou observateurs solidairement mobilisés, pour l’enrichir d’un dessein étendu au collectif.
David Lafrance
Ce statut ouvert du livre d’art, je le ressens également en feuilletant les quatre volumes de L’almanach du peintre, de David Lafrance, réalisés en juin 2019 dans le cadre de la même résidence. Inspirée par la forme d’un almanach, ouvrage annuel véhiculant une culture populaire truffée de métaphores holistiques, de renseignements météorologiques, scientifiques et pratiques, l’œuvre de Lafrance présente une sélection d’acryliques sur papier, gravitant autour de toutes les observations saisissantes que l’artiste consigne dans un journal personnel depuis deux ans : allées et venues des animaux migrateurs, icônes météorologiques anthropomorphiques aperçues dans les médias, variations du climat, de la floraison et de la fructification des espèces environnantes.
Au cœur de ce processus de recensement sensible apparaît une vision labile de la vie contemporaine, évoquant l’apparition et la disparition des espèces saisonnières. Pour Lafrance, le livre d’art revêt les rôles essentiels de partage du sensible et de transmission des savoirs tacites. L’almanach du peintre combine un univers végétal et animal dense, où se côtoient des espèces diversifiées et des symboles puisés dans la succession des jours. Par le biais de son iconographie personnelle en faveur de la vie et du passage du temps, l’artiste nous offre un éloquent témoignage d’empathie écologique faisant contrepoids aux actualités environnementales alarmantes et anxiogènes. Sa quête artistique révèle un angle mort fugace de notre regard : renouer avec une vision mouvante de la nature, que toutes ces formes de vies éphémères et cycliques, particulièrement, cherchent à faire renaître au fil des saisons.
Elmyna Bouchard, en collaboration avec Annie Lafleur
La résidence en micro-édition invite aux rencontres entre les personnes et aux nouveaux agencements entre les pratiques artistiques. Pour l’artiste Elmyna Bouchard et la poète Annie Lafleur, cet espace de filiation créative est au fondement de leur œuvre commune Fête à Saint-Cœur-de-Marie, réalisée pendant une résidence en juillet 2019. Sous une couverture souple, quatre grands feuillets pliés rassemblent une sélection d’estampes et de photographies exécutées par Bouchard entre 2011 et 2019, ainsi qu’une suite poétique de Lafleur, écrite à Montréal et à Alma en 2019. Ces textes poétiques n’expliquent rien des œuvres de l’artiste, pas plus qu’ils ne les décrivent : les mots s’accordent plutôt aux mouvements transitoires de chaque trame imprimée, sculptent l’espace des pages et s’y cramponnent pour y ancrer des souvenirs, des mémoires retranchées dans de multiples lignes de fiction dont le noyau est un pèlerinage amical à Saint-Cœur-de-Marie, village d’Elmyna Bouchard. Pour que cette rencontre advienne et se prolonge dans la mise en page du livre, Émili Dufour, artiste et codirectrice artistique au Centre SAGAMIE, s’est jointe aux collaboratrices afin de créer un espace graphique où les temps individuels se recoupent, où les mots et les figures estampillées semblent se lier à un passé partagé et intimiste.
Novateur et unique dans l’écologie des centres d’artistes au pays, le soutien offert par le Centre SAGAMIE avec ce nouveau programme de résidence en micro-édition procure une des plus grandes libertés aux artistes. L’espace du livre, la traversée des pages, les infinis agencements entre le texte et les images, de même que l’ensemble des possibilités associées aux différentes reliures et aux matériaux donnent lieu à une pluralité de pistes de création pour intégrer la publication comme support dans toutes les pratiques artistiques actuelles. Résolument collaboratif, le livre d’art ouvre un espace de création inclusif, engageant différents participants ou observateurs solidairement mobilisés, pour l’enrichir d’un dessein étendu au collectif.