Lorsque l’on pense au marché de l’art, on pense souvent à ces événements complètement démesurés où les artistes et leurs ayants droit empochent des millions et des millions de dollars dans les grandes ventes. On ne pourrait passer sous silence le récent coup de Banksy qui, sous les yeux braqués des médias du monde entier, autodétruit son œuvre en pleine vente aux enchères chez Sotheby’s1. Ou si l’on se sent plus ténébreux, on pensera à la toile Judith décapitant Holopherne redécouverte dans un grenier : attribué par plusieurs à Caravage, le tableau est estimé à plus de 200 millions de dollars canadiens et sera mis en vente aux enchères au printemps prochain2.

Notre imaginaire est peuplé par ces anecdotes du marché de l’art, celui que l’on s’imagine riche et abondant et, de ce fait, aussi lointain qu’inaccessible. Pourtant, « le marché des œuvres millionnaires ne constituait, en 2014, que 0,3 % des transactions. Plus encore, les œuvres adjugées pour plus de 50 000 euros [75 000 dollars] ne représentent que 0,36 % des transactions3 ».

Je veux insister ici sur cette idée que les structures des marchés de l’art – la valeur, les tendances, les systèmes de financement, de vente, de représentation, etc. –, bien qu’elles soient influencées par ces types d’événements, s’organisent aussi localement selon un écosystème qui leur est propre. Et si je parle d’un écosystème, c’est parce que plusieurs acteurs participent aux enjeux qui composent les marchés de l’art en soutenant la production, la légitimation, la circulation et la vente des œuvres d’art. En suivant l’utilisation du pluriel « des marchés de l’art », comme le suggère Gabrielle Bouchard dans son article, le dossier du présent numéro survole les multiples facettes des marchés de l’art et propose des pistes de réflexion sur le financement, la consécration et la vente de l’art ; et cette réflexion amène aussi à considérer la viabilité des arts. Sans oublier bien sûr tous ces artistes qui, par leur démarche, répondent au contexte néolibéral en mettant en question la valeur spéculative et commerciale de l’art, ainsi que l’éthique du travail et du capitalisme. Et cet engagement critique m’apparaît être un beau clin d’œil à l’œuvre de Clément de Gaulejac ici présentée dans le cadre de sa série Moderne et beau.

Vous me voyez peut-être déjà venir, mais l’idée de la viabilité est assez importante à mon sens, car l’art, peu importe sous quelle forme il se présente, ne peut se faire sans un soutien adéquat. Cela semble anodin à première vue, mais cette idée implique que l’art est aussi un espace quotidien pour les artistes et les travailleurs culturels de tous horizons, et à cet égard, il m’apparaît important de se poser quelques instants pour réfléchir aux types d’appui qui favorisent la viabilité de l’art. En relisant le premier éditorial de la revue, écrit en 1956, je n’ai pu faire autrement que de sourire à l’idée que les mêmes intentions demeurent aujourd’hui. On parlait à ce moment d’une renaissance des arts au cours des années 1950 – permettez-moi la citation : « Un tel mouvement ne peut se soutenir ni s’épanouir s’il n’existe pas un contact étroit entre les artistes et le public, c’est-à-dire entre les producteurs et les consommateurs de la chose artistique. » Peut-être est-ce parce que j’aime particulièrement regarder vers le passé dans un va-et-vient entre histoire et présent, mais je trouve assez riche l’idée qu’il existe certaines similitudes entre plusieurs moments, qu’on remarque notamment avec la notion de soutien.

Autrement, le présent numéro a été l’occasion de faire un petit ajout à la rubrique Livres, dans laquelle s’amorce une collaboration avec le Collectif Blanc, qui a été mandaté pour présenter un livre d’artiste. À la fois productions éditoriales et artistiques, ces livres sont des créations qui allient différentes formes d’écriture, par lesquelles les artistes redéfinissent le rôle et la valeur de l’aspect visuel et matériel du livre comme support et comme objet d’art.

Vous trouverez aussi au fil des pages les comptes rendus des événements d’actualité ayant ponctué l’hiver, des profils d’artistes ainsi que plusieurs critiques d’expositions d’ici comme d’ailleurs. J’espère que vous aurez tout autant de plaisir à lire ce numéro que nous avons eu à le préparer, et je ne peux que vous en souhaiter une bonne lecture.

Jade Boivin

(1) Radio-Canada, « Une œuvre de Banksy s’autodétruit en pleine vente aux enchères à Londres », 6 octobre 2018, en ligne : https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1128308/une-œuvre-de-banksy-sautodetruit-en-pleine-vente-aux- encheres-a-londres.

(2) 20 minutes, « Découverte dans un grenier à Toulouse, une toile du Caravage sera vendue aux enchères en juin », 1er mars 2019, en ligne : https://www.20minutes.fr/arts-stars/culture/2462851-20190301-decouverte-grenier-toulouse-toile-caravage-vendue-encheres-juin.

(3) Nathalie Moureau, Dominique Sagot-Duvauroux et Marion Vidal, « Introduction », dans Collectionneurs d’art contemporain : des acteurs méconnus de la vie artistique, Paris : Ministère de la Culture et de la Communication, 2016, p. 7. Les auteures réfèrent au rapport annuel d’Artprice (2014), accessible en ligne : https://imgpublic.artprice.com/pdf/artprice- contemporary-2013-2014-en.pdf.