L’hiver a commencé avec les premiers blocages en soutien à la nation Wet’suwet’en, et s’est terminé avec l’annonce de la sentence d’Harvey Weinstein qui marque un précédent pour tous les cas d’agressions sexuelles portés en justice. Si cette deuxième nouvelle peut nous apporter un peu d’espoir, elle est vite tombée dans l’oubli médiatique devant les déclarations sur la pandémie. C’est un drôle de climat – pour ne pas jouer avec les mots sur une autre crise omniprésente –, dans lequel nous vivons. Face à la sensation d’impuissance ou de colère, on peut toujours se demander quelles sont les actions que nous pouvons faire – et je veux profiter de l’occasion ici pour discuter d’un enjeu central : le rôle de l’art dans l’action sociale. Selon Philipp Kleinmichel dans l’ouvrage collectif The Art of Direct Action (2019, p. 228-229), la généalogie des formes contemporaines d’activisme politique peut être retracée dans les arts, dans des techniques esthétiques et symboliques qui ont été développées sur le long terme, et qui préparaient déjà les territoires aujourd’hui occupés par l’activisme. Du théâtre de rue à la création d’événements publics spontanés, en passant par la diffusion médiatique alternative, les happenings, sit-ins, etc., l’activisme politique partage des frontières parfois très minces avec l’art contemporain, et vice versa. 

Il est vrai que depuis plusieurs décennies déjà, l’art est très tourné vers le faire, orienté sur l’idée que les œuvres devraient littéralement agir dans l’espace public et social, et non simplement en créer des 
représentations. Principalement à cause du tournant qui advient 
au courant des années 1990, où la performativité est devenue un 
leitmotiv pour plusieurs artistes et commissaires, l’art, désormais tellement ancré dans le réel, y trouve aussi son champ d’action. Les 
pratiques artistiques qui ont une composante spatiale et temporelle peuvent plus facilement s’adjoindre à ce type d’ambition : la performance, l’installation, la vidéo, l’intervention dans l’espace public… Mais reste que l’on voit aussi advenir un regain d’intérêt pour la narration, pour le langage et le symbole, et dans ce contexte où l’on demande aux œuvres d’avoir un certain effet sur le réel, qu’en est-il donc de la place de la représentation, de l’iconographie et de l’imaginaire ?

Plusieurs artistes présentés dans ce numéro semblent avoir cette même motivation, soit celle d’avoir un impact, et cela passe aussi par des stratégies qui ne sont pas directement activistes et qui puiseraient plutôt dans l’intimité et l’expérience personnelle. Anahita Norouzi, Stanley Février, Hyung-min Yoon, Jinny Yu, toutes celles et ceux ayant participé aux expositions collectives Un dos tres por mí y mis compañeras à Optica, Images fabuleuses à la Galerie d’art Foreman, Àbadakone au Musée des beaux-arts du Canada, pour n’en nommer que quelques-unes, font dialoguer leur vécu avec des désirs beaucoup plus larges de voir survenir des changements sociaux profonds. Il n’y a qu’à suivre l’actualité pour comprendre à quel point l’état du monde nous ébranle : il traverse nos corps et notre chair, et génère des affects qui sont tels que l’on peut désormais intimement constater que oui, nous sommes en période trouble – et c’est même là un euphémisme. 

Faudrait-il alors toujours considérer la distinction entre la représentation et le réel, et maintenir la séparation entre ces choses qui 
décrivent, et ces autres qui font ? Sur cette question, Kleinmichel fait référence à la carte de l’Empereur telle que décrite par Jorge Luis Borges dans Del rigor en la ciencia (De la rigueur de la science) (1935). Une carte à l’échelle 1:1, tellement grande qu’elle s’apposerait sur tous les immeubles, toutes les rues, les recouvrant totalement en se fondant directement au territoire qu’elle cartographie. Une représentation tellement exacte qu’elle mettrait en danger à la fois sa propre matière et celle de la ville représentée. Dans son essai Simulacres et simulation (1981), Jean Baudrillard écrivait ainsi que la parfaite simulation n’est plus celle d’un territoire, d’un référent ou d’une substance. Elle est la génération du réel au moyen d’un modèle qui n’a ni origine ni réalité : un hyperréel. C’est la carte qui engendre le territoire. Et à travers la représentation, l’iconographie, le symbole et le langage aussi, on cartographie nos imaginaires et notre psyché.

Récits mythologiques et temps confondus

Il y a un moment déjà que les artistes ont commencé à revoir ces grandes iconographies qui trouvent leurs origines dans les mytho-
logies, et ce n’est pas anodin, car l’ensemble des significations qui sous-tendent un récit vient aussi cadrer notre relation aux choses, à la 
nature, à l’identité collective, aux crises, aux corps, aux espaces vides et à ceux habités. Les mythologies sont un terrain riche dans lequel peut être invoquée une pléthore de significations propres à notre temps, des éléments visuels et textuels auxquels on accorde un sens en constante actualisation. C’est pourquoi tant d’artistes contemporains et actuels sont revenus vers les grands et les petits mythes, ceux qui unissent les nations tout comme ceux qui les déchirent brutalement : pour repérer là où il est possible de s’immiscer en remplissant les failles ou en les ouvrant plus grandes encore. Les bestiaires et les monstres, l’hybridation et la métamorphose, le besoin de répondre aux énigmes, aux 
angoisses et aux questions existentielles… sont certainement les points communs de ces récits. On le constatera d’ailleurs avec les textes de Claire Caland, Claudie Maynard, Benoit Solbes, Guillaume Adjutor Provost et Evgeniya Makarova présentés dans le dossier « Récits mythologiques et temps confondus », qui proposent une lecture bien 
actuelle des pratiques artistiques de toutes disciplines dans lesquelles resurgissent des interrogations et des figures millénaires : le vampire, le trickster, les origines de l’humanité, les limites du corps et de l’esprit, et les mécanismes visuels qui les sous-tendent tous. 

L’imaginaire, les grands narratifs, l’hybridation, la métamorphose et tout le bestiaire qui se tapit dans ces concepts arrivent encore une fois à point, pour rendre compte de nos émois.

Aux tragédies et aux combats,

Bonne lecture !

Jade Boivin