Le tournant vers le Web a été accéléré dans la majorité des secteurs en raison de la pandémie. Le milieu culturel n’y a pas échappé ; autant les modes de travail que les moyens de diffusion se sont tournés rapidement vers le numérique. Non pas parce que cet espace était ciblé comme un lieu nécessairement innovant (doit-on toujours se tourner vers le développement technologique pour être innovant ?), mais bien parce que la situation sanitaire le nécessitait. Internet est donc devenu une nécessité, mais comme je le mentionnais brièvement dans mon éditorial précédent, ce n’est pas chose facile que de déployer l’art sur un support numérique lorsque sa nature ne l’est pas.

Je ne vous apprends rien en écrivant que nous vivons dans une culture de l’information. Internet a certainement favorisé ce tournant en facilitant à la fois l’accès à des tribunes et la circulation de contenus divers, variés et surtout nombreux. C’est un réseau mondial basé sur la connectivité, et les avancées technologiques se font tellement rapidement qu’il apparaîtrait déjà désuet de parler d’une ère « post-Internet » : on parle d’ailleurs d’un post- ou d’un après-Internet, car la Toile a pris suffisamment d’ampleur dans l’organisation de nos sociétés pour que l’on soit en mesure d’identifier un point tournant (Aranda, Wood et Vidokle, 2015). L’art n’est bien sûr pas indifférent à Internet. Pas besoin non plus de se déployer strictement sur ce réseau pour être considéré comme un art qui entre en relation avec le « post-Internet » : il suffit de prendre appui sur cette culture de l’information, sur les réseaux de connectivité, et d’évaluer, finalement, l’impact qu’elle a sur nos vies. Le point central de cet usage d’Internet par les artistes pourrait probablement se définir en cela que les œuvres ont en commun les manipulations permises par le numérique : partage, transfert, actualisation, déclinaison, réfraction, monétarisation, archivage… Est-ce que s’immiscer dans l’univers artistique de ce réseau nous ferait porter un autre regard sur les contenus numériques que nous consommons quotidiennement ?

Je ne peux m’empêcher de croire qu’Internet, considérant l’importance grandissante qu’il a dans toutes les sphères de notre société, a favorisé aussi – et ce, depuis les dernières décennies – les revendications publiques concernant les inégalités sociales et économiques. Il y a une raison si, aujourd’hui, le racisme est décrié de manière plus urgente sur la place publique, s’il y a autant de dénonciations des abus à caractère sexuel sur les réseaux sociaux, ou si la pandémie fait l’objet d’autant de désinformation en ligne. C’est que l’accès à l’information – qu’elle soit vérifiée ou non –, à du contenu filmé sur-le-champ ou à des témoignages sur le Web a un impact sur la conscience collective, et ce, au-delà d’Internet. Il en est ainsi de toutes ces vidéos de brutalité policière filmées avec les cellulaires, et partagées instantanément à des millions d’internautes, qui sont autant de démonstrations de l’existence d’une violence raciste et coloniale ; ainsi également de ces algorithmes qui, sur les réseaux sociaux, filtrent le contenu selon notre profil, renforçant ce que le journaliste Frédéric Joignot décrit comme un « isolationnisme intellectuel et culturel ». Si nous pouvons prendre conscience des inégalités parce que l’information – et par là je veux signifier la portée politique de la prise de parole publique – n’est plus réservée à une élite médiatique ou sociale, cette même démocratisation de la création de contenu, et des mécanismes qui en teintent l’accès, peuvent tout à fait favoriser la désinformation, voire l’absence de confrontation d’idées en raison des bulles de filtres. Le profond changement que nous traversons n’est donc pas anodin et touche plusieurs facettes des comportements sociaux, qu’ils soient progressistes ou conservateurs, car les langues se délient au fur et à mesure que l’accessibilité à l’information grandit.

Voilà au fond le cœur du sujet : l’information a un impact mais elle n’est jamais neutre, et les artistes qui font des rouages d’Internet le matériau de leurs œuvres activent directement cette même nature de non neutralité, comme l’avance Nathalie Bachand dans son article. Pour le dire simplement, les artistes manipulent des contenus pour montrer que les contenus défilant sur le Web ont comme caractéristique première d’être manipulables. Il y a des enjeux matériels qui sont aussi au cœur de ce dossier ; je pense notamment aux moyens que prennent les foires d’art pour s’adapter à ce type de création numérique comme nous l’apprend Christine Blais, ou encore aux considérations écologiques du Web mises de l’avant par Oli Sorenson. Vous pourrez aussi y prendre la mesure d’œuvres iconiques de l’art Web, qui s’appuient sur la culture populaire qui défile sur Internet ou qui tirent parti de l’aspect affectif ou intime des interfaces du numérique. Le dossier « RE : TR : manipulations et usages fragmentaires d’Internet » vise ainsi à décortiquer quelques-uns des rouages du Web, et se penche sur l’effet qu’ils ont sur l’art et que l’art a sur eux.

Si l’on porte ici une attention particulière à l’impact d’Internet, il faut aussi préciser l’importance encore de l’art qui nous met en présence : ne trouvez-vous pas aussi que le présentiel prend une tout autre importance maintenant ? La multiplicité des expériences que l’art nous offre est aujourd’hui si vaste qu’il faut en célébrer les plus nombreuses facettes. La rentrée culturelle est certainement agitée ; nous nous sommes plutôt tournés, pour notre rubrique « Critiques », vers les expositions qui closent la saison estivale. Celles monographiques d’Antoine Lortie,
Karine Locatelli, Nathalie Lavoie, Vikky Alexander, Dolorès Contré
Migwans, Carlos Bunga, Althea Thauberger. Puis, les expositions collectives qui ont eu lieu au Centre Phi, au Musée du Bas-Saint-Laurent, au Centre d’art de Kamouraska, à la Maison de la culture Notre-Dame-de-Grâce… Et en « Actualités » vous trouverez des pistes qui nous projettent aussi vers l’avenir, avec les autorésidences à AXENÉO7 qui se déploieront sur toute la saison, et avec des entretiens exclusifs avec les directrices récemment nommées du RCAAQ et du Centre d’art daphne, soit respectivement Catherine Bodmer et Lori Beavis.

Si, plus tôt, je parlais de la difficulté d’imposer le format numérique à un art qui ne l’est pas, le paradoxe existe aussi de l’autre côté : celui de présenter des œuvres dont la nature est le numérique, mais sur un support qui, lui, est papier. C’est aussi la raison pour laquelle vous verrez se déployer le contenu de ce numéro, qui vous est rendu accessible en exclusivité, sur notre plateforme Web au fil des prochaines semaines : viedesarts.com.

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Bonne rentrée, et bonne lecture !

Jade Boivin