Éditorial n°265
L’art est un apprentissage. Réaliser des œuvres requiert des connaissances spécialisées, acquises en suivant un désir de vouloir mettre au monde une création. Les artistes apprennent aux côtés aussi de techniciennes et de techniciens, se nourrissent d’influences de proches ou d’artistes qui les précèdent et l’œuvre qui nous parvient s’offre à nous comme un acte synthétisant ces relations
et ces savoir-faire.
Dans ce numéro d’hiver, nous avons préparé le portrait de deux artistes appartenant à des générations différentes, qui emploient des techniques textiles réinvesties comme geste artistique. Pour Janet Nungnik, jointe à distance à Baker Lake, l’apprentissage de l’art s’est fait auprès de sa mère, puis de l’artiste Jessie Oonark qu’elle a pu côtoyer au fil des années et qui a eu un impact sur la manière dont elle aborde ses tentures et sa broderie. Jointe quant à elle au cœur du centre-ville de Montréal, Michaëlle Sergile travaillait cet automne sur le métier à tisser de l’Université Concordia pour la création d’un corpus à venir, dont l’imagerie minutieusement choisie provient de ses recherches en archive pour retracer la présence noire autour de l’Union United Church dans la Petite-Bourgogne. Le tissage se fait ici par la machine qui, elle, est maniée par un labeur physique ; tandis qu’avec les tentures de Nungnik, c’est un travail patient à l’aiguille qui dicte les compositions. Nul doute que les gestes qui donnent vie à leurs œuvres sont devenus assurés parce qu’ils ont été répétés mille et une fois.
L’art est un apprentissage qui peut aussi être interculturel, voire « transnational » – pour reprendre le terme employé par la nouvelle biennale Af-Flux mise en place cette année sur l’initiative de l’artiste Eddy Firmin. Élisabeth Recurt en fait mention d’ailleurs, dans sa Visite, en disant que les artistes agissent comme des « passeurs culturels ». L’œuvre se fait ici portail. Julie Graff réfère à quelque chose de connexe au sujet de l’exposition d’estampes inuit présentée au Musée d’art de Joliette, expliquant que les œuvres accueillent en elles « l’interpénétrabilité » de la tradition et de la modernité.
Ces deux pôles que l’on a l’habitude de comprendre en opposition font désormais partie d’un continuum : on infuse le passé à l’aide du regard d’aujourd’hui mais, à l’inverse, les artistes activent également ce qui les précède pour enrichir le bagage porté par leurs créations. Au contact des œuvres, nous sommes invités à entrer en relation avec quelque chose qui n’est pas nôtre. Il y a beaucoup d’empathie véhiculée par l’art, et qui existe dans l’interstice entre l’acte de l’artiste, le contexte de présentation de l’œuvre et la réception que peut en faire le public, ce dernier étant amené à développer une ouverture face à son expérience et à se mettre en position d’accueil envers l’œuvre. Ji-Yoon Han parle de l’exposition temporaire
au Musée des beaux-arts de Montréal comme d’une invitation à l’écoute, disant qu’elle est imprégnée tout entière de cette intention de relier entre elles les œuvres, les voix et les époques. Au sujet de l’exposition de Beatriz Santiago Muñoz à la Galerie Leonard et Bina Ellen, Catherine Barnabé soulève la capacité de l’artiste à recadrer notre regard, ou à le réorganiser et à nous faire voir autrement ce que nous avons déjà vu. Gilles Daigneault, en parlant du corpus de Gilles Mihalcean présenté au 1700 La Poste, incite quant à lui à outrepasser la complexité première des sculptures pour plutôt se laisser saisir par la curiosité qui émane en nous à la vue des œuvres. L’idée que l’artiste ait un rôle de passation culturelle est intéressante, car elle nous oblige à nous quitter, le temps d’un instant, pour aller à la rencontre de ce qui nous est offert mais à le faire de manière humble, et d’une volition qui nous est propre.
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