« Derrière toute œuvre, ou presque, se manifeste la présence de quelqu’un qui commande et achète, et qui en estime la valeur, au point qu’il est permis de voir dans l’art, aux époques de culture les plus évoluées, le résultat de la rencontre entre le mécène et l’artiste, le premier ne pouvant rien sans le second, et le second ayant besoin du premier pour donner corps à ses intentions artistiques. Le mécène, acheteur et collectionneur, exerce toujours un choix, une action critique implicite, et il s’érige ainsi en arbitre du goût, dont les idées influencent de façon décisive les caractères mêmes de la production artistique. » Nathalie Heinich

Dans le double souci de promouvoir l’art québécois et de rendre hommage à ses nombreux donateurs, le Musée d’art contemporain de Montréal propose une mise en espace assez spectaculaire d’une sélection d’œuvres tirée de sa collection permanente. Perçue comme lieu de mémoire collective, véhicule sociologique de l’art et outil didactique puissant, cette collection d’environ 7 600 pièces – dont près de la moitié provient de dons – compte parmi les plus importantes au Canada dans son genre. Cette exposition composée d’une centaine d’œuvres regroupées sous le titre Déjà – Grand Déploiement de la Collection coïncide peu ou prou avec les 50 ans du Musée créé en 1964.

Pour l’initié à l’art contemporain, le circuit de l’exposition Déjà – Grand Déploiement de la Collection paraîtra très stimulant. En revanche, l’amateur moins habitué aux rencontres avec des formes d’expression aussi neuves pourrait avoir à se demander par où commencer son incursion dans l’espace qui occupe toutes les salles du Musée. Autant dire immédiatement que pour l’un et pour l’autre, c’est sans importance aucune. Au visiteur de choisir le chemin qui lui semble inspirant, car l’intention qui se profile derrière la scénographie qui s’érige elle-même en œuvre d’art – une vaste installation – se donne pour raison d’être de mettre en relief les productions significatives de l’art québécois de 1960 à aujourd’hui en les plaçant en confrontation avec celles d’artistes étrangers de renommée internationale exposées et acquises par le Musée.

L’agencement de l’exposition se définit comme non chronologique, non historique, non conventionnel, mais pluridisciplinaire. En effet, les œuvres sont rassemblées plutôt selon leur affinité structurale et conceptuelle autour des notions de ludisme, de circularité, de linéarité, de spatialité et d’archétype.

Une scénographie sans queue ni tête

Précédée de la saveur moderniste de deux tableaux des grands peintres québécois Jean-Paul Riopelle et Jean McEwen, présentés dans le hall d’entrée du Musée, l’exposition commence par un prologue dans le couloir du premier étage avec l’accrochage de dessins, d’estampes et de photographies signés, côté Québec, par des artistes comme Fernand Leduc, Charles Gagnon, Rober Racine, Irene Whittome et, côté extérieur, par des artistes comme Lawrence Wiener, Bill Viola, Fred Sandback. La plupart des œuvres datent des années 1980 ; elles servent de points de repère pour qui connaît la trame des recherches esthétiques ultérieures de ces artistes.

jà. Il convient de s’arrêter un moment sur le choix du titre. Déjà cinquante ans. Déjà trente ans. Déjà ? Déjà vu surtout. Déjà exposé aussi. Ce que ne conteste pas la conservatrice Josée Bélisle, commissaire de l’exposition. Elle stipule que l’on devrait y trouver des agréments comparables à ceux que procure la relecture des passages d’un bon livre. Pour les assidus du Musée, la vue des œuvres déclenche une bouffée de souvenirs où se mêlent des plaisirs certains, mais aussi des sensations d’amertume causées par le sentiment que certaines pièces exposées appartiennent à un temps révolu, en somme qu’elles ont vieilli. Cette sensation éprouvée dès le prologue se retrouve un peu ou beaucoup d’une salle à l’autre. À la légitime fierté qu’affiche Josée Bélisle au nom du Musée d’avoir réussi à acquérir des œuvres qui sont au diapason des grandes interrogations esthétiques du récent demi-siècle fait contrepoids l’irrépressible désir de reconnaissance que manifeste le Musée pour un si brillant accomplissement, en somme pour ce parcours d’un demi-siècle sans faute.

Et puis, il y a la suite du titre : Grand Déploiement de la Collection. Vaste sans doute, puisque la sélection occupe tout l’étage. Mais déploiement somme toute bien modeste en regard des 7 500 autres œuvres qui dorment dans les soutes du Musée d’où elles ne sont sans doute pas près d’être excavées. Qui les verra jamais ? Ici, il faut remarquer que dans une société pluri­ethnique comme l’est la société québécoise, il est étonnant de constater qu’aucune œuvre d’un artiste néo-québécois n’ait été jugée assez significative pour figurer au sein de ce grand déploiement ; en outre, aucune œuvre donnée par l’un des plus grands mécènes du Musée, le Dr Max Stern, n’a été choisie. Simples oublis ?

États critiques de la condition humaine

Il faut absolument reconnaître que certaines salles offrent des moments de jubilation gargantuesque. Tel est le cas de la salle consacrée aux Grands archétypes. Là, les deux sculptures monu­mentales Le Berger et Le Dentiste de David Altmejd, jeune artiste québécois reconnu à l’échelle internationale et lauréat du Prix des arts Sobey en 2009, rappellent notamment la figure emblématique du loup-garou présente dans son travail dès 1999. Elles prennent d’assaut non seulement l’espace, mais aussi le public qui se sent saisi à la fois par un sentiment de peur et de séduction. Dans un registre ana­logue de manipulation des matériaux se déploie, au centre de la même salle, une pièce majeure de l’arte povera : le Triplo Igloo réalisé par Mario Merz, son chef de file. Le travail du verre et des miroirs se réfléchit dans les sculptures de David Altmejd qui renvoient ainsi les signes d’un langage purement conceptuel revisité et réinventé par leur nouvelle mise en place dans cette exposition. Pour clore le paysage des arché­types, l’arbre de Giuseppe Penone I have been a Tree in the Hand s’appuie timidement sur un mur un peu à l’écart créant ainsi un point de bascule par rapport aux autres œuvres sculpturales.

Si la salle des archétypes entraîne le spectateur dans un voyage introspectif, celle qui circonscrit l’idée d’un espace de narration le force à regagner ses repères physiques pour aborder l’œuvre sculpturale minimaliste de Carl André, les installations de Melvin Charney et celles de Michel Goulet. Ces trois créations jouent sur la notion d’un espace construit en opposition à un espace déconstruit : elles évoquent la dépersonnalisation que subit tout individu dans un paysage architectural déshumanisé. Par contraste, les œuvres photographiques accrochées dans cette salle (Michèle Waquant, Spencer Tunick, Sam Taylor-Wood, Jeff Wall, Wolfgang Tillman, Barbara Steinman, Geneviève Cadieux) décrivent un espace plus narratif et intimiste ; elles n’en dénoncent pas moins cependant des états critiques de la condition humaine.

La commissaire a tiré judicieusement parti des effets de correspondance, de dialogue, de contradiction entre les œuvres. Prises un peu à l’emporte-pièce, des créations comme The Sleepers de Bill Viola, Parabole no 9… ainsi soit-il : les usines ferment, les musées ouvrent de Melvin Charney, Solo de Pascal Grandmaison, Ghost Face de Geoffrey Farmer soulignent l’histoire même du Musée à travers ses anciennes expositions et empruntent différents discours de l’art postmoderne et actuel afin de mieux cerner les multiples rapports qui se créent entre les œuvres ainsi exposées.

Mais l’œuvre maîtresse de l’exposition est The Red Room – Child de Louise Bourgeois, artiste américaine d’origine française (1911-2010) qui pensait que « la sculpture était le corps et que son corps était sa sculpture ». Érigée presque au milieu de la salle des géométries variables, elle enferme à l’abri d’un paravent circulaire toutes sortes d’objets de la vie quotidienne dont les formes rappellent d’autres œuvres sculpturales de Louise Bourgeois. Il s’agit d’une installation où la notion de ludisme surgit à travers les regards des visiteurs qui s’immiscent indiscrètement de l’extérieur vers l’intérieur par la présence d’une ouverture vitrée dans les parois. Si l’accès de l’enceinte que constitue cette œuvre est interdit, il n’en va pas de même avec l’installation monumentale d’Ilya et Emilia Kabakov We were in Kyoto. Au contraire, le visiteur est invité à entrer. D’ailleurs, sa participation est la condition sans laquelle la construction du sens de l’œuvre serait inachevée. D’autres installations requièrent de même la participation du visiteur comme élément consti­tutif de l’œuvre : Bearings de Ann Hamilton et Claude Scratch de Mowry Baden.

Vidéos et œuvres sonores

Déjà comprend, bien sûr, plusieurs œuvres vidéographiques. Certaines véhiculent des discours politiques et féministes simultanément comme Soliloquy (projection sur deux écrans) de Shirin Neshat. D’autres, sur le registre de la parodie, s’appuient sur un temps résolument linéaire comme How I became a Ramblin’Man de Rodney Graham. L’œuvre Studies into the Past 1619, exposée pour la première fois au Musée, est particulièrement digne d’attention. Son point de départ est un petit tableau – une huile sur panneau – peint à la manière des maîtres de la Renaissance italienne. Son sujet (un paysage de campagne) est transposé dans le vidéo­gramme (2007) réalisé par Laurent Grasso. L’artiste a intégré le mouvement et la lumière d’une aurore boréale qui magnifient et agitent la « réalité » statique et placide du tableau.

Les œuvres sonores ou celles qui ont la musique comme composante essentielle complètent le caractère pluridisciplinaire de l’exposition. Elles renvoient à l’une des préoccupations de l’art d’aujourd’hui. Là encore, la participation du visiteur est requise en tant que composante indispensable. Cette exigence rappelle amicalement que sans le regard et sans la présence physique de son public, l’œuvre d’art n’existerait pas en tant que telle.

Naturellement, chaque collection artistique comporte sa touche particulière tracée évidemment par le collectionneur par le biais du choix des œuvres, la façon de les exposer et d’en assurer la promotion. Elle est singularisée par les archétypes qui composent les mondes des artistes qui en sont à la source. Celle du Musée d’art contemporain de Montréal entend s’ériger comme réservoir de la mémoire collective des différents groupes sociaux. Or, ceux-ci se représentent habituellement à travers des œuvres perçues comme reflets des mentalités et des comportements sociologiques d’une culture hétérogène. Dans l’exposition Déjà, le grand déploiement de la Collection n’est pas assez grand, puisque la voix des artistes appartenant à différents groupes ethniques du Québec est éteinte. Ce qui domine l’espace, ce sont des œuvres choisies pour être juxtaposées à celles d’un art international afin de trouver leur homologation. l

Le magazine du Musée d’art contemporain de Montréal comprend une douzaine de pages consacrées à l’expo­sition Déjà – Grand Déploiement. Ce cahier tient lieu de catalogue ; il est offert gratuitement.

DÉJÀ – GRAND DÉPLOIEMENT DE LA COLLECTION
Cent œuvres tirées de la Collection du Musée d’art contemporain de Montréal
Musée d’art contemporain de Montréal
185, rue Sainte-Catherine Ouest, Montréal
Tél. : 514 847-6226
www.macm.qc.ca
Commissaire : Josée Bélisle, conservatrice de la Collecti